Kalarrýtes, village en Épire
Épire en grec signifie d’abord “continent”. Mais aux yeux des Hellènes, cette dénomination évoque préférablement leur grande région montagneuse, laquelle depuis les temps antiques relève fièrement du versant occidental de la chaîne du Pinde, débouchant à la mer Ionienne. L’Italie en face, en quelque sorte.
Vers Kalarrýtes. Col de Báros à 1.905 mètres d’altitude, années 2010
Achéron peut-être, mais pas sa région. Pour nous Thessaliens… de la porte à côté, c’est la terre bien proche, la “suite logique” de nos montagnes, tant synonymes d’âpreté et autant de liberté, comme nous l’avons développé, déjà au sujet de la Thessalie. Car, sous la période de l’occupation Ottomane, de nombreux Grecs réduits en esclavage sur les plaines conquises, quittent leurs terres pour trouver un refuge évident dans les montagnes escarpées du Pélion, de l’Olympe et particulièrement sur le grand massif étiré du Pinde.
Col de Báros. Massif du Pinde, années 2010
Ce qui est valable pour la Thessalie, l’est naturellement davantage en Épire et pour cause. Dans cette région, la montagne domine autant les lieux que le destin des hommes, plus qu’ailleurs on dirait en pays hellénique. Ainsi progressivement, en ces hauteurs et en quatre siècles de liberté relative, puis souvent même plénière faisant dans l’autonomie de la “gestion locale”, l’accumulation de nouvelles populations, a fait de ces contrées ardues, à la fois le poumon économique d’une certaine et première Grèce libre et de ce fait, le cœur nouveau de son sentiment ethnique et religieux.
À travers monts et vallées, les Épirotes hellénophones ou latinophones, c’est-à-dire Valaques, ont construit, aménagé et surtout emprunté ces ponts et ces chemins, les conduisant jusqu’au cœur des Balkans et ensuite même, jusqu’en Europe centrale et occidentale, Italie comprise.
Vers Kalarrýtes. Chemin… des chèvres, années 2010
Notamment à Kalarrýtes, village situé à 1.200 mètres d’altitude sur le Pinde, lequel a gardé son autonomie, se plaçant même à la tête d’une… “amphictyonie réinventée” dotée d’une “assemblée représentative” réunissant plusieurs villages hellènes dans cette partie du Pinde, s’acquittant seulement d’un impôt annuel au bénéfice de la mère du Sultan et de la Sublime Porte.
Kalarrýtes au siècle passé, éleveurs et producteurs de fromage
Kalarrýtes est ainsi ce village typique épirote, un temps rattaché à la Thessalie et appartenant donc à la Grèce des frontières des années 1881 à 1913, illustrant bien à lui seul, toute la saga économique, historique et culturelle de ce qui vient d’être évoqué. Il se trouve même que certains parmi mes amis, y sont originaires, ce qui facilite alors nos visites sur place et peut-être bien si l’on veut, une certaine… “observation participante”.
Kalarrýtes, village en Épire. Années 2010
Certes depuis, il y a eu d’abord les imperméables écossais, grâce à leurs tissus en coton ciré plus légers, puis bien près de notre siècle, les… impénétrables nouveaux plastifiés, pour que cette production à Kalarrýtes et à Syrráko ne se vende désormais qu’en local et encore, sauf que leurs habitants ont été entre tant d’autres arts et métiers, maîtres dans l’orfèvrerie comme on vient de l’évoquer.
Kalarrýtes au siècle passé, village encore bien peuplé
Rapidement, dans un contexte de l’essor général de l’orfèvrerie, Kalarrýtes devint son centre artistique et manufacturier, non seulement en Épire mais même dans les Balkans. Et c’est ainsi que les Boúlgaris de Kalarrýtes ayant quitté l’Épire pour l’Italie, sont à l’origine de la maison Bulgari de la Via Condotti à Rome.
Kalarrýtes, village en Épire. Années 2010
François Pouqueville, 1770-1838, écrivain, voyageur et médecin sous Napoléon ayant visité Kalarrýtes en 1815, note dans son récit de voyage que de nombreux ouvrages issus de la littérature grecque antique mais également des ouvrages européens, contemporains de son temps, appartenait à sa bibliothèque, faisant de la Grande école de Kalarrýtes, un établissement digne des meilleures universités européennes d’alors.
La musique… en musée. Kalarrýtes, années 2020
Pourtant par la suite, les habitants sont revenus et ils ont reconstruit coûte que coûte de même que ceux de Syrráko. Notons que les deux villages Kalarrýtes et Syrráko, sont séparés par la petite rivière de Kalarrýtikos et par son ravin ; c’est alors un pont qui permet de parcourir uniquement à pied cette distance, d’à peu près une heure de marche. Actuellement, la route asphaltée depuis seulement une quinzaine d’années, permet de s’y rendre de la sorte en voiture, après avoir parcouru plus de vingt kilomètres par une raide route de montagne.
Pont de jadis en Épire. Années 2020
Et bien en amont, en 1881, avec le rattachement de la Thessalie à la Grèce et jusqu’en 1913, moment de la libération de l’Épire qui rejoint à son tour la Grèce durant les Guerres Balkaniques, la frontière entre le Royaume de Grèce et l’Empire Ottoman correspondait en ces lieux, très exactement au lit de Kalarrýtikos.
Ainsi entre 1881 et 1913, sa rive orientale et donc Kalarrýtes appartenait à la Grèce, tandis sa rive occidentale et le village frère de Syrráko, étaient restés en… Turquie ottomane pour encore 32 ans. Les deux villages ont été transformés de ce fait en postes-frontières, gardes, douanes… contrebandiers et combattants irréguliers étant tous de la partie.
Kalarrýtes, village en Épire. Années 2020
Mais visiblement, elle fut bien la dernière fois. D’abord, les raids de la Wehrmacht ont provoqué la destruction partielle du village et dans la difficile période de transition des années 1950 à 1960, les ressources minimales nécessaires n’ont plus permis aux habitants de survivre. Ils ont donc quitté les lieux pour les grandes villes, voire, pour l’étranger.
Vers Kalarrýtes. Chemin… des chèvres, années 2010
Pourtant, tout n’est pas oublié entre l’Épire et la Thessalie. Les coutumes par exemple en matière de mariage, de baptême et de mort sont pratiquement identiques. Les mariages duraient alors une semaine entière, du mercredi au mercredi ce qui au village de ma famille en Thessalie c’est parfois encore le cas. Et quant à l’institution de la dot, elle était divisée en biens de consommation durables, puis en moyens de production et autres capitaux, dont les animaux et l’argent. La dote était accordée à toutes les filles, tandis que des animaux étaient transmis aux seules filles des agriculteurs. L’argent, généralement en napoléons d’or, était quant à lui remis aux filles des familles des notables.
Vers Kalarrýtes. Chemin… faisant, années 2010
On y trouve pourtant encore de la bonne cuisine locale et des grillades… de montagne, que par exemple mes participants aux parcours de découverte de Grèce Autrement apprécient… parfois sans modération !
En son temps, l’un des précurseurs du voyage culturel grec, Stéfanos Psimènos qui s’y déplaçait souvent en moto de type “enduro”, avait rapporté dans ses écrits des années 1995-2000, sa rencontre avec un homme de Kalarrýtes, pas n’importe lequel visiblement.
Vers Kalarrýtes. Chemin… faisant, années 2010
“En dix ans moins dix-sept jours, j’ai fabriqué 35.000 paires de chaussures, du coup, je suis rentré à Ioánnina et j’ai acheté un terrain. J’ai fait construire sur ce terrain huit appartements, j’en ai vendu un, j’ai donné deux à chacun de mes enfants et j’ai gardé un petit appartement pour moi. Nous y avons bien vécu et mes enfants, mieux même”.
“-Et maintenant, passe-moi les clefs de ta moto pour que je fasse un tour avec”.
“-Mais pépé, c’est un enduro de 650 centimètres cube, un engin difficile à apprivoiser. Sauf que le pépé en savait bien mieux que beaucoup de jeunes”.
Pépé Euripide à Kalarrýtes. Années 2000, photo de Stéfanos Psimènos
“Ensuite, je me suis retrouvé à Chaïdári près d’Athènes, où ils m’ont confié une Harley-Davidson, un vrai monstre. Et ils m’ont envoyé avec, faire le facteur de mon bataillon à Métsovo. Après soi-disant… j’ai mal tourné politiquement, ils m’ont donc envoyé en exil politique – pour gens de gauche – durant deux ans sur l’île d’Alonissos. Mais ceci n’était pas de l’exil pour moi, mais des vacances je dirais et ceci grâce à ma cordonnerie”.
Le carnet militaire de Pépé Euripide. Années 2000, photo de Stéfanos Psimènos
“Histoire après histoire – poursuit Stéfanos Psimènos, il se faisait tard au bar-épicerie de Napoléon sur la place de Kalarrýtes comme sous les étoiles. Napoléon apportait du retsina, ainsi que les mézé, grillades et alors saucisses. Mon interlocuteur savourait son vin mais il ne touchait pas aux viandes”.
Au bar-épicerie de Napoléon. Kalarrýtes, années 2020
“-Laisse tomber mon enfant, j’ai du cholestérol, mon carburateur, vois-tu, il s’agit de mon cœur, il est en panne. Mon essence s’est terminée et depuis déjà des années, je puise sur sa réserve. Toi par contre tu dois en manger, car tu as tant de kilomètres devant toi”.
“-Allez, santé et bonne route”.
Napoléon Záglis a quitté Athènes ses 43 ans entamés, en 1995. Il a tout laissé derrière lui à Athènes où il travaillait en tant que cadre au sein… d’une trop grande entreprise. Il a tout laissé derrière lui sauf sa famille, pour retrouver son village d’origine.
Au restaurant de Napoléon. Kalarrýtes, années 2020
Épire… en grand, signifie d’abord le continent, celui du village de Kalarrýtes comme de tant d’autres. Rien sinon, que pour prendre de l’altitude.
Les chats des lieux. Kalarrýtes, années 2010
* Photo de couverture: Kalarrýtes, village en Épire. Années 2010