Recensement ottoman
En bons historiens, du passé nous ne faisons nullement table rase. En Grèce, plus particulièrement en Thessalie pour notre cas “local”, nous n’oublions guère par exemple, la très longue et éprouvante période de l’occupation ottomane, globalement entre 1420 et 1881, année où la Thessalie fut rattachée à l’État hellénique contemporain. Tout comme, nous n’omettons pas à ce propos que de mentionner, voire, d’interroger directement si possible, les sources directes ottomanes.
Théodoros Nimás. Tríkala 2019
Cet ouvrage traite ainsi du recensement ottoman de 1454/55 au Sandjak de Tríkala, lequel comprenait à l’époque une zone géographique bien étendue, à savoir, l’ensemble de la Thessalie, la Piérie sous le mont Olympe et jusqu’à la rivière Aliákmon au nord, les bourgades de la Macédoine occidentale adjacents à la Thessalie, Métsovo et les villages d’Épire y appartenant, puis les régions d’Evrytanía, de Nafpaktía ainsi que certains villages de la Phocide occidentale. En somme, une bonne partie de la Grèce continentale actuelle, s’étendant pratiquement au sud jusqu’à Delphes.
“Le recensement ottoman de 1454/55 au Sandjak de Tríkala” de Théodoros Nimás
Vie quotidienne des Turcs en ville. Tríkala 1884 [Presse locale]
Ce dernier est considéré comme le plus important, car il a un caractère bien méthodique et il est le premier qui fournit de très utiles données démographiques et économiques sur le Sandjak de Trikala, qui comprenait comme nous l’avons évoqué une très grande zone de la Grèce centrale.
Sous la forteresse. Tríkala 2024
La reliure et la numérotation des pages du Registre ont été effectuées ultérieurement par le personnel des Archives de Constantinople. Cette publication s’est avérée précieuse pour l’étude de la période des premières années de l’occupation turque, car elle a donné aux historiens et chercheurs Grecs, la possibilité de traduire et de publier divers extraits du Registre.
Vie quotidienne en ville. Tríkala, années 1880 [Presse locale]
Très impressionnant est le fait que même des villages tout petits ou inhabités, situés dans les parties les plus inaccessibles du massif du Pinde comme les zones d’Aspropótamos, d’Ágrafaet de Krávara, s’y trouvent très précisément recensés.4
Le lac Plastíras au massif du Pinde. Thessalie, 2024
Sont également référencés les animaux d’élevage, ovins, caprins ou porcs, les ruches, les produits agricoles, blé, orge, lin, vignes, moût, etc., certaines taxes spéciales, l’ensemble des habitants contribuables par catégories, ménages ou foyers complets, veuves, personnes célibataires et le montant total de l’impôt sur la production ou de la taxe que chaque village ou agglomération était tenu de payer.
Au lac Plastíras au massif du Pinde. Thessalie, 2024
Pour chacune des douze sections géographiques, quatre tableaux rassemblent les données quantitatives, relatives aux villages et aux agglomérations de la section correspondante: le nombre de contribuables par agglomération, les montants des taxes sur les ovins, caprins, porcs et ruches, les montants des taxes sur tous les produits agricoles et enfin, le montant total des taxes par village ou agglomération et par objet.
Sous le Pinde. Région de Tríkala, 2024
J’ai récemment rencontré Théodoros Nimás à Tríkala et c’est avec grand plaisir que nous avons évoqué, d’abord son ouvrage de cet été, puis, la situation historique de notre belle région… mais qui se vide. Nos villages par exemple d’Ágrafa ont largement perdu leurs habitants et ainsi leurs… armatoles.
Sous le Pinde. Région de Tríkala, 2024
D’ailleurs, nos soldats “rencontrés” de la sorte, furent autant ceux de la Thessalie, autant que des villages tout petits ou inhabités, situés justement dans les parties les plus inaccessibles du massif du Pinde.
Une si belle région, quelque peu certes encore habitée… ours et chats compris et également, un parcours incontournable dans le cadre de ma suggestion de découverte de la Thessalie via la “Grèce Autrement”, loin vraiment des sentiers battus du tourisme de masse et encore, sans jamais faire table rase du passé.
Une si belle région, quelque peu encore habitée. Tríkala, 2024
* Photo de couverture: La mosquée d’Osman-Chah, 1567-1568. Tríkala, 2023
Notes
- “La réforme de l’écriture a eu lieu en Turquie en 1928. L’alphabet arabe qui était en usage depuis plus de mille ans a été abandonné au profit d’un alphabet latin-turc. Cette réforme constitue dans l’histoire des langues un évènement de grande envergure. Le changement de l’écriture était l’une des composantes principales de la réforme de la langue de la jeune République turque au début des années 1920. Sous l’Empire ottoman, les Turcs constituaient l’un des nombreux groupes linguistiques et ethniques, et la langue officielle de l’Empire était le turc ottoman, un mélange d’arabe, de persan et de turc. Tout au long de cet empire, les intellectuels ont emprunté non seulement des mots à l’arabe et au persan mais également des expressions figées ainsi que les structures syntaxiques de ces langues et les ont incorporées au turc. Cette langue, qui n’a été écrite et parlée que par l’élite ottomane, était presque totalement incompréhensible du reste de la population turque vivant dans les limites de l’empire. Pendant ce temps, le turc est resté la langue des pauvres et des illettrés. La contestation du turc ottoman, mélange de trois langues, arabe, persan et turc, s’est manifestée pendant la période appelée Tanzimat dans la deuxième moitié du XIXe siècle par des intellectuels modernistes. Ceux-ci critiquaient surtout son alphabet parce que la langue écrite ne correspondait pas exactement aux sons du turc. Par conséquent, on était obligé de recourir à une combinaison de signes pour rendre les sons du turc”. Voir, Mehmet-Ali Akinci Dyalang, “La réforme de l’écriture turque”, CNRS 6065 Université de Rouen, 2005. ↩
- Melek Delilbaşi, 1947-2022, fut une historienne turque spécialiste de Byzance et de l’Empire ottoman. D’ailleurs, elle considérait que la succession d’un empire à un autre – en l’occurrence l’effondrement de l’Empire byzantin et sa substitution par l’Empire ottoman – est un phénomène qui ne peut être examiné correctement s’il est examiné d’un seul côté. Mehmet Muzaffer Arikan, 1928-2019, était un historien turc ayant poursuivi ses recherches à l’Université de Madrid en Espagne. Il a fondé et dirigé le Département de langue et littérature espagnoles de l’Université d’Ankara entre 1974 et 1982, et il a été directeur de l’Institut d’histoire entre 1976 et 1980. Arikan, avait également travaillé à la Direction générale du cadastre en Turquie et il fut membre de la Société historique turque. ↩
- On attribue généralement au Sultan Mourat II de 1421 à 1451, l’introduction dans l’Empire ottoman des armatolíkia, corps militaires destinés à réprimer le brigandage, qui étaient recrutés d’ordinaire parmi les habitants des régions à sauvegarder, souvent parmi les brigands eux-mêmes. En Grèce, les armatoles étaient donc des Grecs, ils étaient presque toujours des klephtes, autrement-dit des brigands enrégimentés et payés par les Turcs, qui leur concédaient aussi l’exemption des impôts. Ils devaient assurer la protection des villes et des villages, assurer la viabilité des routes, surveiller les défilés. Voir également, Claudia Antonetti, “Agraíoi et ágrioi. Montagnards et bergers : un prototype diachronique de sauvagerie”. ↩
- Ce qu’en partie contredit la version des faits généralement admise en Grèce, faisant d’Ágrafa et d’après l’étymologie du toponyme, des “localités non-inscrites” aux registres administratifs sous les Empires byzantin et ottoman. Ce qui n’enlève toutefois rien à l’essence comme on dit des lieux, aux habitants longtemps pratiquement indépendants sur les hautes terres étroites de la chaîne Ágrafa en Pinde du sud, combattants naturellement irréguliers, bandits des passages et à l’occasion, résistants tenaces face aux envahisseurs. ↩
- Il s’agit de l’akçe, souvent appelé en français aspre. C’est une pièce d’argent qui fut l’une des unités monétaires de l’Empire ottoman à partir du XIVe siècle, avant de tomber en désuétude au début du XIXe siècle. L’akçe pesait alors environ 1,15 g d’argent plus ou moins cuivré et ceci jusqu’à la fin du règne de Soliman le Magnifique. Ensuite, la part d’argent pur contenu dans la pièce fut progressivement abaissée, pour… en même temps augmenter la part de cuivre. Ainsi, vers 1600, l’akçe ne contenait plus que 0,306 g d’argent. ↩