Ponts et chaussées
En Thessalie occidentale, non loin des célèbres Météores, se trouve le village de Sarakína à son pont historique homonyme, sous lequel passe le lit de la rivière Piniós. Ce dernier, servait autrefois au transport d’alors, vers les bourgades de la contrée d’Aspropótamos, dans le massif du Pinde, entre la Thessalie et la région voisine de l’Épire. “La somptuosité du pont à plusieurs arches, combinée au grand rocher adjacent, s’impose au visiteur”, peut-on lire en consultant les documents de promotion touristique, édités par les autorités locales. Ou plutôt, il s’imposait.
Le pont de Sarakína après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Vissaríon II, lequel plus tard a été sanctifié par l’Église orthodoxe grecque, fut entre autres un grand bâtisseur, le mieux illustre à travers la Thessalie en cette première période sous les Ottomans. Grâce aux “parrainages” et à la collecte de fonds auprès des fidèles, il a fait construire de nombreux ouvrages d’envergure, dont le pont de Sarakína.
Les célèbres Météores. Thessalie, octobre 2023
À cause de tous ces raids successifs des Ottomans, de nombreux Grecs réduits en esclavage sur les plaines conquises et principalement ceux de Thessalie, commencèrent lentement, d’abord en hommes seuls, ensuite par familles entières à quitter les plaines pour trouver un refuge évident sur les montagnes escarpées du Pélion, de l’Olympe et particulièrement sur le grand massif étiré du Pinde.
Hagiographie de Saint Fanoúrios. Météores, octobre 2023
La tendance à la fuite a même été renforcée au fil des années. Dans un premier temps, elle a été motivée par les nombreuses injustices du système fiscal des dernières années de l’Empire byzantin et ensuite, par la mise en place par les conquérants Ottomans de leur propre système de fermage. Sans oublier non plus, la fuite devant les épidémies souvent mortelles qui sévissaient à travers le pays des plaines, notamment en Thessalie.
Effondrement au bourg de Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Bientôt, ces populations s’adapteront coûte que coûte à leur nouvel environnement en milieu montagneux, tandis que leur affranchissement décidé car définitif de l’oppression féodale et du despotisme ottoman, effacera progressivement l’aspect laborieux de la vie en montagne, autrement-dit, en milieu que l’on désigne généralement comme “répulsif”.
Maison… aérée de Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Les données historiques, les textes et les rapports issus des voyageurs occidentaux en Orient de passage par ces régions, comme plus près de nous, les approfondissements historiographiques ou démographiques, convergent alors tous vers le même constat. La population montagnarde et semi-montagnarde de la Thessalie, représentait vers 1800 le double de celle des plaines. Concrètement, la population hellène “des hauteurs” comptait à l’époque 200.000 habitants, contre 100.000 habitants dans les plaines.
Maison vidée à Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Bien entendu, après la Révolution des Hellènes de 1821 pour se libérer du joug des Ottomans et d’ailleurs, suite à l’avènement de l’État grec contemporain en 1830, le mouvement inverse s’est entamé, d’abord lentement et ensuite de manière accélérée, encore une fois… définitive. Ainsi, ces populations grecques des montagnes, ont progressivement investi les plaines et leurs villes, celles que leurs ancêtres avaient quitté deux à trois siècles plus tôt.
Camion… non récupéré à Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
J’insiste même parfois auprès des participants à mes parcours en Thessalie insolite, sur cet aspect économique, politique et démographique quant à l’essor passé, parfois même visible à travers la partie montagneuse du pays grec actuel, quand je fais découvrir ces contrées à travers mon concept de la Grèce Autrement.
Voiture… en l’état à Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Notons également au sujet du pont de Sarakína, qu’en 1970, la structure d’origine fut partiellement remplacée par un agencement porteur en béton et le tablier avait été élargi à l’occasion de deux mètres et augmenté de trottoirs, afin de permettre le passage de véhicules modernes.
Tracteur récupéré à Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
“Nos Saints protecteurs nous abandonnent”, croient sinon savoir mes vielles tantes au village des ancêtres de la parentèle de mon père, situé justement non loin du pont de Sarakína. Ancêtres d’ailleurs lesquels, d’après le récit familial, seraient venus des montagnes du Pinde d’en face.
Ils auraient vraisemblablement emprunté le chemin du retour vers les plaines après 1881, date de la libération de la Thessalie par son rattachement à l’État grec contemporain. C’est bien connu, nos “petites histoires” d’en bas, illustrent ces pages parfois “arrachées” de notre apparente “grande histoire” factuelle.
Au bourg de Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Maisons effondrées, d’autres vidées de tout et nettoyées après le retrait des eaux. Pendant que la météo le permet encore, elles sont laissées ouvertes pour aérer, et c’est ainsi que ma tante a retrouvé sa maison, façon de parler faisant même dans l’euphémisme, car elle n’utilisera que la cuisine, refaite grâce à l’aide reçue… ses souvenirs en plus.
Palamás n’est certes que l’ombre de ce que cette bourgade fut il y a encore une vingtaine d’années. Elle était alors peuplée de près de huit mille habitants, dont bon nombre d’entre eux gagnaient leur vie grâce à “l’or blanc”, c’est-à-dire le coton, d’après l’expression locale jadis consacrée, qu’ils cultivaient de manière intensive depuis les années 1960.
Le chien de mon cousin Palamás après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Par contre, mon autre cousin Kyriákos, lui il reste et il se bat. Il est cultivateur de blé et de coton, routier en local et excellent mécanicien automobile en autodidacte. Il a sauvé son tracteur et d’abord son chien, ainsi que deux voitures appartenant aux voisins, restées sous l’eau durant quelques jours, de celles considérées comme “totalement perdues” par les concessionnaires et même par les garagistes locaux. Par contre, le camion appartenant à son patron transporteur, n’a pas été “récupéré”.
La place centrale de Palamás en travaux. Thessalie, octobre 2023
Car il faut souligner que la grande église située au centre-ville de Palamás est un bâtiment d’une architecte unique en tant que monument méta-byzantin, elle figure même parmi les plus grandes églises de la plaine de Thessalie.
D’abord et d’après les sources disponibles, Palamás apparaît déjà dans le recensement de 1454-1455, effectué par les Turcs en Thessalie ottomane, tandis que d’après la tradition et les sources locales, une première église consacrée à Agios Athanássios dite “de Roum Palamás” a été construite en 1318, durant les dernières années byzantines. C’est cette église qu’a été entièrement reconstruite, pendant la dernière période de l’occupation turque en 1810-1811.
La grande église de Palamás. Thessalie, octobre 2023
Concernant les Grecs de Palamás, il s’agit d’abord des populations persécutées qu’y trouvèrent refuge autorisé, voire obligé, s’agissant des personnes seules ou alors des familles en provenance des zones environnantes ou d’ailleurs. D’après toujours la tradition orale, également celle de ma grand-mère, qui n’est plus de ce monde, née en 1900, les conquérants Turcs envoyèrent les rebelles en cette zone au climat difficile et nocif, synonyme de marécages et de maladies… rien que pour les punir.
L’intérieur de la grande église de Palamás. Thessalie, octobre 2023
C’est ainsi que les Grecs de Palamás, souvent persécutés et maltraités par les Albanais musulmans et par les Konyaréoi, c’est-à-dire les colons originaires de Konya en Asie mineure que la Sublime Porte avait installé en Thessalie, ont alors à plusieurs reprises protesté, soit directement à Thessalonique, voire même auprès d’Istanbul.
Et ils ont obtenu, toute proportion gardée, gain de cause, mais il faut préciser de manière “entière” seulement quatre mois avant la libération de la Thessalie, par un firman du Sultan limitant donc cet arbitraire en avril 1881.
Le village de Vlohós, abandonné après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Ainsi, on peut toujours y admirer la magnifique église d’Agios Athanássios, dont la superficie dépasse les 500 mètres carrés. Son style architectural demeure byzantin, ou plutôt méta-byzantin ; l’église est même dotée d’une troisième porte d’entrée sur sa façade Ouest, réservée exclusivement à l’usage des femmes.
Notons qu’une caractéristique de ses trois portes d’entrée, c’est qu’elles ont été construites suffisamment basses… pour que les Turcs ne puissent pas pénétrer à l’intérieur de l’église à cheval, puisqu’en 1811, c’est encore l’époque de la domination ottomane et de ses “aléas”.
Le village de Keramídi, abandonné après les inondations. Thessalie, octobre 2023
On peut alors comprendre les raisons pour lesquelles les descendants actuels des… exilés grecs à Palamás, ont sitôt après les inondations, pris tant soin de leur église.
Sauf que les villages proches, Vlohós et Keramídi sont abandonnés… car irrécupérables. Lors de notre visite sur place fin octobre, l’odeur de putréfaction, un mois et demi après les inondations, était toujours insupportable. Les habitants notamment de Keramídi, hébergés dans les environs coûte que coûte, comme nous l’avons déjà évoqué, font un dernier tri de ce qu’ils peuvent possiblement récupérer de leurs affaires.
Keramídi… et sa fin. Thessalie, octobre 2023
Car sinon, comme le remarquèrent en leur temps les militaires français de l’Armée d’Orient du Front de Salonique en 1915, “il ne faut pas oublier que ces pays sont demeurés de longs siècles sous la domination turque et que, même en Thessalie, l’administration grecque n’a pas encore eu le temps de réparer ce qui était mauvais et de créer ce qui faisait défaut”.
Terre agricole après les inondations. Thessalie, octobre 2023
Sauf que… de guerre en guerre, l’humanité “évolue”, ainsi les derniers dix kilomètres inachevés de la route de Kardítsa à Tríkala, ont été construits par les travaux forcés des habitants, sous le commandement… radical des officiers du génie de la Wehrmacht en 1944.
Ville de Tríkala. Thessalie, octobre 2023
Thessalie du passé comme du présent, belle région des plaines et des montagnes, même quand il pleut… entre ponts et chaussées.
Aux célèbres Météores. Thessalie, octobre 2023
* Photo de couverture: Le pont de Sarakína avant les inondations. Thessalie, mai 2023