La Thessalie Inondée


La Thessalie, contrée dont je suis originaire, vient de connaître… un nouveau désastre grec. Resserrés dans notre maison familiale près de Tríkala, nous attendions déjà la… fin du phénomène. En effet, la forte pluie qu’a débuté lundi 4 septembre, s’est arrêtée le jeudi 7. Trois maisons de notre village ont été partiellement inondées, mais ailleurs, comme à Palamás, le village de la famille de ma mère dans la région voisine de Kardítsa, de nombreuses maisons se sont retrouvées littéralement sous l’eau.

La Thessalie inondée. Palamás, le 7 septembre 2023

Ces inondations que l’on dit un peu vite “historiques”, ont fait au moins 27 morts dans notre région essentiellement agricole, elles ont surtout provoqué des dégâts considérables. Ainsi à Palamás, mes cousins exploitants agricoles ont tout perdu et il faudra des années pour s’en sortir, s’ils s’en sortent.

Ma tante a autant tout perdu. Étant monté sur une table l’eau jusqu’au ventre pendant près de 20 heures, puis portée disparue durant la journée suivante, elle a été finalement secourue par les zodiacs de l’Armée au dernier moment. Nous l’avons localisée 48 heures plus tard, et dès la première recrue, un de mes cousins depuis le village de Tríkala s’est rendu sur place à Palamás pour l’emmener chez nous.

Et à sa descente de la voiture elle s’est effondrée, le médecin l’a mise sous antibiotiques, faisant en même temps tout pour qu’elle retrouve son appétit… de manger, voire de vivre. Elle va mieux, après une semaine restée alitée. Elle a 84 ans.

Ma tante de Palamás. Tríkala, septembre 2023

Sauf que pour bien reprendre le fil… noyé de la perceptive historique, il faut dire que la Thessalie en a connu d’autres, inondations bien entendu, tout comme au passage fluctuant des affaires humaines, tant d’autres guerres.

Le 4 juin 1907 par exemple, survient l’une des pires catastrophes naturelles à avoir frappé ce pauvre territoire et autant terroir du nouveau pays depuis la création de l’État grec contemporain, suite à la Révolution nationale et la Guerre d’indépendance grecque de 1821 dont le but fut de se libérer du joug des Ottomans.

Notons ici, que la Thessalie est restée ottomane durant encore un demi-siècle avant d’être finalement rattachée à la Grèce au terme de la Conférence de Constantinople en 1881, ceci pour mettre un terme aux massacres commis par les Ottomans… sur leurs sujets chrétiens, connus aussi sous le terme de Raya.

C’était alors un lundi bien chaud à travers une saison déjà sèche, journée d’ailleurs précédée de litanies religieuses pour que la pluie revienne… et elle est arrivée dans l’après-midi, peu après la fin du marché local hebdomadaire, lequel se maintient encore de nos jours en ville de Tríkala.

Tríkala, ville de la rivière Lithéos. Années 1910

La violente tempête a commencé vers 16h00 de l’après-midi et elle a pris un caractère remarquablement local, car il a plu presque uniquement sur les bords du bassin versant de la rivière Lithéos qui traverse la ville de Tríkala, ainsi que dans certaines zones voisines et n’a duré que jusqu’à environ 23h00.

Les résultats furent pourtant effrayants. Une énorme vague balaya la ville, après avoir balayé auparavant tous les villages situés en amont le long du lit du Lithéos. Elle a laissé derrière elle un nombre indéterminé de victimes, la liste officielle des victimes recensées faisait état d’environ 200, mais compte tenu des recensements des disparus, les victimes ont certainement dépassé les 500 ; puis, il y a eu quelques milliers de sans-abri quand la ville comptait alors trente mille habitants.

Il faut préciser que près de 2.000 maisons se sont complètement effondrées dans la ville, de nombreux animaux ont été noyés, en plus de la destruction complète de la production agricole et animale des villages près de la rivière dont celui de ma famille. Ainsi nos ancêtres de la génération de mon arrière-grand-père, ont sitôt voulu transmettre la mémoire de cette catastrophe, aux lignées suivantes.

Tríkala, ville inondée. Le 4 juin 1907

À Tríkala, tous les ponts sauf le pont central, ont été détruits, la grande majorité des vieilles maisons en brique se sont effondrées et les habitants se sont réfugiés, soit sur les hauteurs du quartier de Varoússi sous la forteresse byzantine, soit dans de grandes maisons en pierre appartenant aux Trikaliótes plus aisés.

Cependant, avec la montée des eaux, l’effondrement de certaines d’entre elles a ajouté à la triste liste de nouvelles victimes, tandis que les jours suivants la situation indescriptible fut vraiment cauchemardesque. Une puanteur sans précédent émanant de la multitude de cadavres humains comme d’animaux, ensevelis dans la boue et sous les ruines régnait sur Tríkala, l’eau déjà à boire manquait autant que la nourriture, puis, vint le moment des moustiques… et des épidémies.

La réponse de l’appareil d’État fut assez… typique il faut dire, sa réaction, elle a d’emblée tardé d’arriver disons d’une bonne semaine. D’en haut, on a essayé de gérer la situation par les comités de collecte de fonds, tandis que certaines familles aisées de la Tríkala… ont sitôt pris soin de fuir vers la ville voisine de Kardítsa, dans le but d’éviter toute participation à la collecte de fonds.

Ancient atelier de la société Henri Boot. Tríkala, 2022

Devant l’ampleur du désastre, la visite du ministre Kalogerópoulos fut plus que controversée, alors qu’auparavant il y a eu des menaces d’explosion sociale quand déjà certains bâtiments publics ont subi les attaques de la foule. Dans les jours suivants, le roi Georges Ier, est arrivé à Tríkala, sauf qu’il est rapidement reparti, incapable de supporter l’horrible situation à laquelle il était confronté… ainsi que ses odeurs.

Les causes retenues pour cette catastrophe… en quelque sorte annonciatrice, outre la quantité de pluie sans précédent lors de la tempête, sont autant liées aux interventions humaines déjà irréfléchies sur le lit de Lithéos, à l’exploitation forestière incontrôlée comme radicale dans les proches forêts du bassin hydrographique, ainsi qu’à la construction d’un barrage au sein d’un moulin à eau, que les habitants ont pris soin de démolir immédiatement après l’inondation.

Et quant aux impacts sociaux de cette crue, après la montée des eaux, il y a eu la vague d’émigration ayant à sa manière dévasté la Thessalie occidentale. Les chroniqueurs locaux notent que par exemple en début novembre 1907, de nombreux sinistrés Trikaliótes ont fini par embarquer pour New York depuis le Pirée avec seulement 15 dollars en poche, surtout pour y rester.

Tríkala, ville partiellement inondée. Septembre 2023

Puis, le pouvoir et ses… serviteurs ont fini par réagir par la loi-cadre de mars 1930 pour l’exécution d’ouvrages hydrauliques en Thessalie, approuvée par tous les partis parlementaires de l’époque, loi motivée par une étude approfondie en la matière, émanant de spécialistes et enseignants au sein de l’École Polytechnique d’Athènes.

Entre temps, ce sont Geórgios Makrís, ministre des Finances, et Výron Karapanagiótis, ministre des Transports, représentant l’État grec, d’une part, et les représentants de la société londonienne Henri Boot and Sons Limited, d’autre part, qu’ont signé à Athènes fin 1929, un premier accord quant à l’exécution des travaux.

Cependant, c’est seulement en décembre 1936, en présence du roi Georges Ier et du Premier ministre Ioánnis Metaxás en visite en Thessalie, que les travaux ont été inaugurés, puis exécutés au cours des dix années suivantes à partir de 1937 et jusqu’à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, pour se poursuivre après la guerre.

Animaux secourus. Palamás, septembre 2023

Pour ce qui est de la ville de Tríkala, dès 1937, il y a eu l’aménagement du lit de la rivière Lithéos et ses deux dérivations ingénieuses et salvatrices à travers des barrages et des ouvrages sous terre en amont de la ville, en déviant le débit potentiellement excédentaire des eaux de Lithéos vers le récepteur de la grande rivière thessalienne de Piniós.

Notons que les ingénieurs autant actuels, considèrent ce projet réalisé en 1937 comme l’un parmi les plus intelligents, jamais entrepris depuis dans la région de Thessalie, tant en termes de prévision que d’exécution, car à leurs yeux, ce projet a sauvé Tríkala une fois pour toutes du danger d’inondation durant près de 85 années qui se sont écoulées sans… trop d’inondations.

Sauf qu’il y a eu… ce terrible septembre 2023. La Thessalie est de nouveau sous les eaux, et une partie de la ville de Tríkala alors inondée. Le pire a été supposons évité… car les responsables ont ouvert de nombreuses brèches dans certaines digues, histoire d’épargner les villes de Trikala et de Karditsa, pour ainsi inonder les bourgades environnantes.

La Thessalie inondée. Image satellite, le 8 septembre 2023

Entre-temps, aucune loi-cadre d’envergure faisant suite à celle de 1930 quant à l’exécution d’ouvrages hydrauliques, n’a été adoptée pour la Thessalie depuis les années 1960 et pourtant, près de 500 millions de budget d’urgence depuis les inondations de 2021 qu’avaient déjà frappé la Thessalie, se sont évaporés, enveloppe composée, notons-le, de fonds européens et nationaux.

Nous sommes donc une fois de plus en Thessalie devant l’heure d’un premier bilan. Environ 5 % du PIB de la Grèce a été englouti dans la boue, c’est-à-dire, le pourcentage exact dont la plaine de Thessalie contribue à l’économie grecque, en raison de la perte des propriétés et des infrastructures et surtout, de plusieurs milliers d’acres de cultures agricoles qu’ont été inondées par d’énormes quantités d’eau.

Au sein d’une région qui se classe pourtant au premier rang parmi les autres régions de Grèce pour de nombreuses productions agricoles. Ainsi, la carte même de la région a comme on dit changé, après les trois jours de déluge.

La Thessalie inondée. District de Farkadóna, septembre 2023

D’après les données d’ELSTAT, les statistiques officielles grecques, la production végétale de Thessalie se classe au premier rang parmi les régions de Grèce pour le blé dur et l’orge, et elle représente le tiers de la production du pays quant à ces deux productions.

Dans le même temps, la Thessalie assure le 52,8% de la production industrielle de tomates, 38% de la production de coton, 55% pour ce qui est des poires, 52% pour les amandes, 40% pour les châtaignes et 26% pour les noix, sans oublier la production de maïs laquelle est également importante.

Pour ce qui est de l’élevage, 20 % du lait de brebis et 14 % du lait de chèvre grecs, sont produits en Thessalie. Ensuite, la région représente 19% de la production grecque de viande bovine et 20 % du lait de vache, ainsi que 10% de l’élevage porcin en Grèce. Dans le secteur laitier, les entreprises de la région de Thessalie produisent 40% des fromages à pâte molle et 25% des fromages à pâte dure et globalement, la contribution totale au PIB est d’environ 8 milliards d’euros par an.

La Thessalie inondée. Palamás, septembre 2023

Ainsi, les premières estimations font état de pertes d’au moins 30% de la production en Thessalie, celles-ci d’ailleurs renouvelées d’années en année désormais sur une période allant de trois ans à cinq ans, donc pour environ 5 milliards d’euros. En pratique, les pertes annuelles des terres fertiles représentent plus de 100.000 hectares sur les 350.000 hectares cultivables au total dans cette région.

Rappelons ici que la plaine de Thessalie compte environ 1,85 million de moutons et de chèvres, environ 210.000 vaches et près de 180.000 porcs. La contribution par animal au revenu annuel de la famille d’agriculteurs s’élève à 114 euros, alors qu’en réinterprétant les dégâts causés par les seules 150.000 animaux perdus – selon les premières estimations – elles s’élèvent à 17 millions d’euros – sans compter le cheptel avicole. Si l’on considère que la reconstitution de ce cheptel prendra au moins trois ans, les dégâts sont estimés à plus de 50 millions d’euros.

Pour les éleveurs de Thessalie, les lendemains sont difficiles. Le coût d’une unité d’élevage moyen de 400 moutons s’élève à au moins 200 mille euros, un montant prohibitif pour une grande partie des producteurs sinistrés, déjà surendettés en raison des fortes augmentations des coûts de fonctionnement au cours des deux dernières années.

Réseau routier en Thessalie endommagé. Montagne du Pinde, septembre 2023

Sans oublier que les dégâts affectant l’ensemble du réseau routier en Thessalie de la plaine, tout comme de la montagne, sont d’emblée estimés à 1 milliard d’euros. Pour l’instant, les habitants de nombreuses communes situées sur le massif du Pinde, se débrouillent comme ils peuvent pour se déplacer, pour retrouver surtout leurs maigres potagers ainsi que leurs troupeaux.

Puis, les dégâts sont tels sur le réseau de chemin de fer que la liaison par le train, entre Athènes et Thessalonique est interrompue et cela durant plusieurs mois en attendant les réparations.

C’est alors ainsi que dans la presse locale ou nationale, le jour d’après, celui des chroniqueurs et d’abord des principaux concernés, est décrit de manière souvent bien sombre.

Les habitants se débrouillent. Réseau routier en Thessalie endommagé. Pinde, septembre 2023

Un bourdonnement terrifiant se fait entendre d’un bout à l’autre de la Thessalie. Cela vient des ardents torrents qui déchirent les pentes des montagnes comme des couteaux. Des rivières écumantes qui labourent la plaine tels des araires sur sol mouillé”.

L’eau se répand partout. Partout où elle passe, elle laisse derrière elle de la boue et des débris. Routes creusées, ponts démolis, maisons et magasins démolis. Les troupeaux se sont transformés en hécatombes d’animaux, les champs ont été inondés. Il y a des morts”.

Dans cette clameur hideuse, comment sinon entendre autre chose ? Il y a le cri de la jeune fille emportée par le ruisseau et qui cherche une branche où s’accrocher. Le cri de l’enfant qui regarde par la fenêtre les eaux monter. Le cri de la mère. La prière de la grand-mère”.

Dégâts sur le réseau de chemin de fer. Thessalie, septembre 2023

Comment percevoir le hurlement effrayé du chien blotti sur le rebord de la fenêtre. Le miaulement plaintif du chat qui grimpe sur la toiture. La clameur s’arrête parfois et un silence se répand alors partout. Comme si la nature regrettait sa fureur destructrice et que les gens étaient intimidés par leur peur”.

Et puis, des voix de partout. Pris au piège, demandant de l’aide. Ils crient de toute la puissance de leur âme. Personne n’écoute ? Oui, le voisin vient avec le tracteur. Le voisin vous fait signe de vous armer de courage. Seulement eux. Où sont les autorités ? Où sont l’État, le maire, les élus locaux ? Portés disparus”.

Nous seuls, nous survivrons. Plus nous monterons, plus nous serons en sécurité. Sur les toits et sur les tuiles. Dans les églises et autres bâtiments situés en hauteur. On y reste bloqué. Pas d’eau, pas d’électricité, on est affamé, trempé jusqu’aux os, efflanqué”.

Dégâts sur le réseau routier. Thessalie, septembre 2023

Les gens se comptent. Certains manquent. Ils ont peut-être réussi à partir. Et si certaines personnes restaient dans les maisons inondées et se noient-ils ? Cette pensée donne le frisson dans le dos, les yeux pleurent. Les heures passent. Et l’anticipation se transforme en désespoir. Abandonnés. Nous mourrons ici”.

Ensuite, la pensée revient au passé. Et un énorme Pourquoi domine alors les esprits. Pourquoi les ouvrages qui pourraient empêcher le mal n’ont-ils pas été réalisés ? Tous les gouvernements l’avaient promis lors des inondations précédentes, mais ils n’ont rien fait”.

Ils ont été promis à nouveau par les députés locaux lors de toutes les élections qui ont eu lieu encore cette année. Lorsqu’ils ont été élus, ils l’ont oublié. Et les maires l’ont promis ainsi que le gouverneur régional. Eux aussi l’ont oublié, tout le monde les a oubliés”.

Tríkala, la recrue de Lithéos. Septembre 2023

C’est une complainte, et cela doit devenir de la rage et ainsi un combat. Pour prendre leur vie en main. C’est ainsi qu’il faut procéder. C’est comme ça que cela va se passer”.

États d’âme et déjà bilan sans doute… provisoire. Cette semaine en Thessalie il pleut de nouveau et s’il n’y a pas de réponse… globale, de type nouvelle loi-cadre pour de nombreux ouvrages sur le cours de Piniós et sur ses affluents qui traversent la plaine de Thessalie, le même problème se posera à chaque fois.

Comme l’estiment les spécialistes, ces grands travaux, nécessitant des projets de protection devant les inondations, des barrages utilisant le potentiel de l’eau, ainsi que le nettoyage des ruisseaux et l’élargissement du lit des rivières, sont de l’ordre de 8 milliards, et ce n’est qu’un début.

Reste à savoir dans quelle mesure tout le courage des Thessaliens suffira pour reprendre le… cours de la vie économique de leur contrée sous les Météores tant visités.

Les Météores tant visités. Septembre 2023

De mon côté, plus que jamais, j’inciterai dès le Printemps prochain, les lecteurs et ainsi potentiels découvreurs de la Grèce insolite en ma compagnie, le voyage en cette si belle région qu’est la Thessalie via mon concept de la Grèce Autrement.

Pour ainsi connaitre la carte du pays, et non pas sa carte-portale !

Enfin, un grand merci à tous les amis, lecteurs de mon blog ou heureux participants à mes parcours de découverte, pour leurs dons afin de nous aider. Soulager, c’est déjà contribuer à entrevoir de nouveau l’avenir.

Chat secouru. Thessalie, septembre 2023

* Photo de couverture: La Thessalie inondée. Palamás, le 7 septembre 2023



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