Zorba le vrai


Au-delà du film “Zorbá le Grec” il y a le mythe, et au-delà du mythe, c’est la vraie histoire du personnage qui se niche comme on le devine… quelque part.

La maison de Kazantzákis sur la plage de Kalogriá. Péloponnèse, septembre 2025

D’après le roman de Níkos Kazantzákis “Alexis Zorbá”, publié en 1946 et popularisé à travers le célèbre film homonyme gréco-anglo-américain de Mihális Cacoyánnis adapté du roman, sorti en 1964, le récit a comme cadre la Crète. Cependant, le… véritable “quelque part” dans la vraie tranche de vie du personnage de Zorbá se situe dans le Magne, à l’extrémité Sud du Péloponnèse.

Plus précisément, la réalité historique tient de la collaboration et particulièrement de l’amitié, entre Níkos Kazantzákis et l’authentique Geórgios Zorbás, ceci, à travers leur activité commune d’extraction de lignite dans la région de Prástova, près de la localité de Stoúpa dans le Magne Messinien. Notons que le lignite est une roche sédimentaire composée de restes fossiles de plantes, intermédiaire entre la tourbe et la houille.

Les deux hommes vécurent à Stoupa, et sur sa plage… à l’époque idyllique de Kalogriá, de 1917 à 1918. Ils y partagèrent d’abord le quotidien lié à la mine, mais surtout, ils développèrent une authentique amitié, laquelle influença profondément Kazantzákis et lui inspira par la suite le héros légendaire de l’œuvre d’Alexis Zorbá.

La vue depuis la maison de Kazantzakis sur la plage… saccagée par le surtourisme. Septembre 2025

En se rendant actuellement sur la plage de Kalogriá, ce lieu où les pins se penchent comme pour saisir les histoires du passé, on découvre d’abord sur le chemin une fresque murale, où Níkos Kazantzákis et Geórgios Zorbás sont représentés tels qu’ils étaient en 1917. Jeunes, mais déjà marqués par les expériences de la vie. L’un, penseur et intellectuel dans ses 34 ans, et l’autre, un autodidacte, un érudit populaire et esprit libre, passionné de la vie à 50 ans.

La fresque s’inspire d’une photographie offerte par Kazantzákis en personne à Zorbás, comportant sa dédicace manuscrite, elle est datée de 1917. C’est en somme une image bien exceptionnelle, car elle capture l’instant présent dans la véritable rencontre humaine entre les deux hommes aux horizons si différents, et cependant réunis en ce pays du Magne.

Notons que la fresque a été réalisée par l’artiste Kóstas Loúzis, à l’occasion du 100e anniversaire du séjour des deux amis à Stoupa, sous l’initiative de l’Association culturelle locale NARTOURA, tandis que les habitants du quartier ont contribué par leurs dons et par leur travail. En même temps, la presse locale publie à son tour la chronique des faits historiques, dans le but de sensibiliser les visiteurs grecs et hellénophones, au-delà… comme il s’entend, du simple tourisme.

La vue sur la plage depuis la maison de Kazantzákis vers 1917. Presse locale, 2017

C’est d’ailleurs en partie sur cette presse locale que nous nous sommes documentés, pour rédiger le présent article. Sauf que la fresque en soi ne suffit guère à refaire l’histoire, c’est bien connu. On s’en doutait même déjà en arrivant. L’image idyllique de la plage de Kalogriá est totalement effacée, piétinée comme demeure sous les parasols des hôtels et des plagistes, qui l’occupent alors entièrement.

Autant piétinée il faut dire par la masse de touristes, essentiellement Allemands et Britanniques d’un certain âge fin septembre, et également Grecs en juillet et en août. Le tout, sous les décibels d’une “musique” dysharmonique, diffusée à volonté par le café – restaurant donnant sur la plage.

Nous sommes loin, et cela sans doute définitivement, de la coexistence spirituelle, de cet apprentissage de la liberté pour Kazantzákis, en ce qu’il trouvait chez son ami Zorbá, à savoir, la sagesse brute d’un homme qui n’avait jamais étudié la philosophie, mais l’avait alors vécue. Et quant à Zorbá, il voyait en Kazantzákis un ami, un frère, quelqu’un qui le chérissait profondément.

La photographie de 1917, offerte par Kazantzákis à Zorbás. Presse locale, 2017

Le vrai Zorbá donc, il s’appelait Yórgos et il était un grec du Nord, un Macédonien de la région Kolindrós, située à moins de 100 kilomètres au sud de Thessalonique, et il était né en 1865. Il a grandi dans les montagnes de Katafýgi, près de Kozani, à une époque difficile, sous l’occupation turque. Il était le fils de Fótis Zorbás et d’Evgenía Spanoú.

Fils d’une famille nombreuse, avec trois frères et sœurs – Yánnis, médecin, Xénophon, ingénieur, et Katerína – Zorbás choisit une voie différente : celle de l’expérience et du travail acharné. Comme il le disait lui-même : “J’ai appris tous les métiers de l’esprit et du pied”. Et il n’exagérait point.

Sa destinée, le mena aux mines de Chalcidique près de Thessalonique. C’est là qu’il conquit, par ses mains et par son cœur, la terre, les gisements ainsi que leurs secrets. Il connaissait la terre – il l’écoutait. Lorsqu’il frappait le sol avec son marteau, il savait ce qui se cachait en dessous. Il ne commettait jamais d’erreur ; ses collègues lui faisaient une confiance aveugle. Zorbás était un véritable instruit issu du peuple, façonné comme on disait jadis, par la sueur et par l’instinct.

Fin de saison. Aréopolis, capitale du Magne Oriental, septembre 2025

Dans sa jeunesse, il tomba éperdument amoureux de la fille de son contremaître, Eléni Kalkoúni, âgée seulement de seize ans et il l’épousa. Eléni, une femme forte, lui donna huit enfants, dont deux moururent prématurément. Sa mort, à trente-trois ans, des suites de la tuberculose, le marqua profondément. Zorbás, malgré sa vie amoureuse mouvementée, ne se remaria plus jamais. Eléni demeura son seul grand amour.

En 1917, Zorbás arrive donc à Stoupa, dans le Magne, invité par Níkos Kazantzákis afin de prendre la relève comme contremaître à la mine de Prástova. Les deux hommes s’étaient déjà connus lors d’un séjour chez les moines du Mont-Athos. Zorbás est d’ailleurs arrivé à Stoúpa avec six parmi ses enfants, pour s’installer sur la plage de Kalogriá. Là, dans la petite maison en bord de la mer, naît alors une amitié qui restera gravée dans l’histoire.

Zorbás, exalte Stoupa, rien que par sa présence. Homme de joie, de fête et de danse, il anime à lui seul la vie du village. Bien qu’esprit libre, il n’a jamais provoqué la communauté locale. Il avait sa propre façon de partir en direction de la ville Kalamata, sous prétexte de manquer un morceau de tissu, alors qu’en réalité, il y fréquenta le quartier des plaisirs. Il savait vivre – et ne jamais rendre de comptes à personne.

Chats de la librairie – Le Magne Insoumis. Aréopolis, septembre 2025

La dernière étape de sa vie fut Skopje, la capitale actuelle du pays slavo-bulgare voisin de la Grèce, la Macédoine du Nord. C’est en ces lieux qu’il acquit enfin sa propre mine. Lorsque les Allemands la confisquèrent pendant la Seconde Guerre mondiale, il ne supporta pas l’injustice. Il mourut de chagrin. Sa tombe se trouve depuis au cimetière de Skopje.

Kazantzákis et Zorbás s’étaient ainsi rencontrés sur le mont Athos. L’auteur voyait en Yórgos un homme au tempérament explosif, expérimenté et authentique. Il l’invita dans le Magne, et il ne le regretta jamais. Vivant ensemble, ils se lièrent comme deux frères. Lorsque Kazantzákis apprit sa mort en 1941, la perte fut telle, qu’il commença, à Égine, à écrire son œuvre immortelle “La Vie d’Alexis Zorbás”.

Zorbás m’a appris à aimer la vie et à ne pas craindre la mort… Si je devais choisir un gourou au monde, je le choisirais”, écrira plus tard Kazantzákis. Initialement, le héros du livre s’appelait Yórgos Zorbás. Cependant, suite à un procès intenté par son fils, Andréas Zorbás, Kazantzákis changea son nom en Aléxis. L’histoire fut portée au cinéma en 1964 par le film homonyme de Mihális Cacoyánnis. Anthony Quinn incarna Zorbá avec une telle puissance qu’il devint alors une figure éternelle de l’esprit grec. Et la musique du film, celle de Míkis Theodorákis aujourd’hui connue sous la dénomination de sirtaki, elle associa notre héros à une danse mondialement reconnaissable.

Galerie de la mine de 1917. Presse locale, 2017

Dans son livre, l’auteur situe cependant l’histoire sur île de Crète, sa terre natale. Interrogé sur ce fait, Kazantzákis répondit : “Dans le Magne, j’ai rencontré des gens formidables, mais j’y ai vécu bien peu de temps. Je connais mieux la Crète, je la porte en moi”. Peut-être, qu’en fin de compte, Kazantzákis a choisi la Crète, non pas pour dissimuler la vérité, mais parce que chaque écrivain réécrit sa vie, là où son cœur bat le plus fort.

Dans le Magne justement, celui de Kazantzákis, elle existe encore l’imposante maison en pierre, fondée sur des rochers enracinés, et qui domine toujours Prástova et sa mine, telle la gardienne d’une époque révolue et pour tout dire, oubliée. Construite en 1891, elle a abrité pendant quelques années les bureaux de la compagnie minière de lignite.

Au départ, Zorbás lui-même y habitait au premier étage, à son arrivée dans la région. Plus tard, il a déménagé à Kalogriá et le bâtiment a été transformé en siège administratif de l’entreprise.

Au milieu des ombres, des fougères et des sentiers négligés, les entrées des galeries de la mine de lignite sont à présent pratiquement introuvables. En ces lieux, où résonnaient autrefois la pioche, la voix de Zorbás, le souffle des ouvriers, la douleur s’est transformée en travail, la pierre en charbon, et le charbon en roman. Aujourd’hui, les entrées principales ont disparu au fil du temps, mais deux petites galeries se dressent telles de bouches silencieuses, prêtes à parler à quiconque se penche pour les écouter.

La première maison de Kazantzákis près de la mine vers 1917. Presse locale, 2017

L’activité minière a débuté en 1916, pour perdurer jusqu’en 1918. Ce fut l’une des premières entreprises de ce type dans le Magne, à vrai dire, une bouffée d’air économique pour les habitants. Les ouvriers creusaient à la pioche et à la dynamite, ils poussaient des chariots remplis de charbon, le chargeaient sur les wagonets circulant sur une ligne de type Decauville – le chemin de fer à voie de 0,60 m – pour le transporter jusqu’à la mer, où il était trié et enfin chargé à bord des bateaux.

Zorbás n’était pas seulement le contremaître, il incarnait à lui seul l’âme de la mine. Par son œil agile et par sa voix grave, il supervisait chaque ouvrier, chaque tâche. L’entreprise donnait ainsi du travail à des dizaines d’habitants de Stoúpa et des villages environnants. Parmi eux, Eftychía Theodorakéa, alors âgée de 16 ans, elle apportait des cruches d’eau aux ouvriers. Elle se lia d’amitié avec les filles de Zorbás, en particulier avec Filió, et se souvenaient jusqu’à la fin de sa vie d’après toujours la presse locale, de leurs rires, de leurs vêtements noircis par la poussière, de la fatigue et en fin de compte, de leur fraternité.

Nikólaos Rousséas, habitant de Prástova, se souvenait autant à son tour de cette époque comme “un bon moment où l’on gagnait du pain”. Les galeries étaient ainsi porteuses d’espoir. Même lorsque la qualité du charbon s’avéra médiocre, en raison de l’abondance des eaux souterraines, et que l’entreprise ferma ses portes, la gratitude demeura. “Zorbás était strict, mais digne”, précisa-t-il alors Nikólaos Rousséas.

La maison de Kazantzákis sur la plage de Kalogriá. Stoupa, septembre 2025

Malgré l’optimisme initial, l’entreprise fut dissoute en 1918. Les eaux souterraines détérioraient largement la qualité du lignite. Le marché perdait de son intérêt. Le rêve était terminé. Durant l’exploitation et d’après les témoignages des habitants cités par la presse locale, Kazantzákis apparaissait rarement à la mine. Chaque fois qu’il y était, il semblait… hypnotisé, surnaturel. Il n’était pas un homme d’action, mais un homme de la pensée. Il observait, écoutait, enregistrait. Il était présent à travers son âme, pour ensuite traduire cette expérience en littérature.

Rapidement, Kazantzákis déménagea dans la petite maison située à l’extrémité de la plage de Kalogriá, où l’écrivain vécut quelque temps lors de son séjour à Stoupa. Ce n’était pas un lieu d’habitation permanent, mais un lieu de repos. C’était l’époque où Kazantzákis souhaitait accueillir son ami bien-aimé et compagnon spirituel et exigeait quelque chose de mieux, que sa cabane de fortune sur la plage.

Quelques mètres au-dessus de la petite maison de Kazantzákis, se trouvait justement la maison où Yórgos Zorbás vivait, entouré de sa famille. C’était une grande et spacieuse maison à deux étages – mais qui n’existe plus. Elle est actuellement remplacée par l’architecture… en somme ignoble du bar et des hôtels qui dominent les lieux. Cette Grèce en somme si contemporaine, dont la mémoire courte a effacé à la fois l’histoire et la poésie.

La Tourkospiliá, littéralement – la grotte turque. Presse locale, 2017

Zorbás, chef de famille nombreuse, y hébergeait non seulement six de ses huit enfants, mais également la sœur veuve de sa femme et ses propres enfants. La maison était emplie de voix, de mouvements, de casseroles et de regards curieux comme chaleureux. Et ce n’est pas tout. Au renfoncement sud-ouest de la plage de Kalogriá, là où le regard croise la roche et où les vagues sculptent sinon les souvenirs, on distingue la Tourkospiliá, littéralement “la grotte turque”, une impressionnante grotte marine, accessible uniquement par embarcation ou à la nage.

Cette cavité n’est pas seulement un phénomène naturel, car il s’agit en même temps d’une relique historique patente, ceci, car elle doit son nom à un épisode dramatique du XVIIIe siècle. Vers 1775, des navires turcs s’y dissimulèrent, ayant l’intention de tenter leur débarquement en surprise dans la région. Cependant, les habitants, courageux et connaisseurs des lieux, les arrêtèrent avec force. La bataille fut acharnée et la défaite turque fut pour autant cuisante. C’est par ces actes des Maniotes, que leur région a acquis le surnom du “Magne Insoumis”, étant donné que les occupants Ottomans de la Grèce, n’ont jamais pu contrôler cette contrée.

Des siècles plus tard, la grotte turque accueillit de nouveaux visiteurs – cette fois ils sont plutôt poètes que guerriers. Níkos Kazantzákis et son ami poète Ángelos Sikelianós atteignaient ainsi la grotte, souvent en embarcation. Dès leur entrée, ils se mirent à réciter leurs poèmes. Les mots résonnèrent dans les courbes humides des rochers et prirent ainsi un autre sens.

La maison de Kazantzákis et les touristes. Kalogriá, septembre 2025

D’après la presse locale, les habitants se sont toujours souvenus de Kazantzákis et de Zorbás. Panagiótis Exarchouléas, alors âgé de huit ans, se souvenait par exemple de la chaise en osier trouée et de Kazantzákis en… pyjama – un spectacle inhabituel pour les enfants du village. Ces derniers, ils se moquaient de lui à ce propos car en cette Grèce rurale du moment, on ne connaissait guère l’usage du pyjama.

Katerína Exarchouléa se souvient d’un homme simple et modeste. Il lui proposait de balayer la pièce ou de lui préparer des “striftádia”, le plat des pâtes locales, quand Kazantzákis lui répondait paisiblement : “J’ai encore des lentilles”. Quand il pleuvait et qu’elle le voyait marcher sous la pluie, elle le suppliait d’entrer. Il lui souriait et lui disait : “Ce n’est pas grave, Katerina. La pluie est une chose magnifique”.

Le petit Yórgos Exarchouléas, dont Zorbás fut son parrain, se souvient même de la célébration de son baptême car il était déjà un grand enfant. Ils avaient très faim, et pourtant sa mère préparait du riz aux épinards que tous, même les visiteurs de Kazantzákis appréciaient. Son père l’exhortait : “Si seulement tu ressemblais autant à ton parrain qu’à ton doigt !” Et quant à Androníki, la fille de Zorbás, cette marraine aimée de tous les enfants du village, elle venait souvent à Stoúpa jusqu’à la fin de sa vie. Elle avouait y avoir passé les plus belles années de sa vie à Kalogriá.

Le buste de Níkos Kazantzákis. Monument inaugurée en 1994 [Presse locale]

À Stoupa, là où la vague arrive sur le rivage, il se dresse fièrement le buste de Níkos Kazantzákis. Son regard est tourné vers l’horizon – peut-être vers l’horizon intérieur, celui qui pénètre l’esprit et le destin de l’homme. L’œuvre, conçue par le sculpteur Chrístos Riganás, a été inaugurée en 1994 par la municipalité, en signe de respect et de gratitude envers le grand penseur des Lettres Grecques. L’inauguration a été accomplie par Yórgos Exarchouléas, parent par alliance de Zorbás, clôturant ainsi tout un cycle de vie, de création… et de mort.

Rappelons ici à l’occasion que Níkos Kazantzákis était né à Héraklion en Crète, en 1883, alors que l’île était encore sous domination ottomane, et qu’il a grandi à une époque de révolutions internes et externes. À Naxos, il a fréquenté l’École française de commerce, où il a découvert l’Europe en quelque sorte, tandis qu’à Athènes, il a étudié le Droit, obtenant son diplôme avec mention. Mais sa passion n’était guère le Droit. Ce qui comptait pour lui, c’était la vérité – philosophique, existentielle, voire artistique.

À Paris, il suivit les cours du philosophe Bergson, tandis que les influences de Nietzsche, Dante, Homère et Bouddha marquèrent sa pensée, de même que son œuvre. Cette dernière fut d’ailleurs audacieuse et de ce fait, elle inquiéta ses contemporains, pour ne pas dire qu’elle fut parfois difficilement acceptée. Notamment par l’Église Orthodoxe grecque, laquelle le condamna pour certains aspects de son œuvre, jugés blasphématoires, sans pour l’autant aller jusqu’à l’anathème.

Le buste de Níkos Kazantzákis à Stoupa. Presse locale, 2017

À l’été 1957, Níkos Kazantzákis qui fut aussi un grand voyageur, toujours ouvert au monde et à ses idées, se rendit en Chine, invité par son gouvernement. Ce fut alors son dernier grand voyage. Il en revint épuisé, sa santé étant gravement altérée.

On lui diagnostiqua bientôt une leucémie, bien que des preuves indiquent que la maladie le tourmentait silencieusement depuis l’hiver 1938. Il fut d’abord transféré à Copenhague, puis à Fribourg, en Allemagne. Il s’y est éteint le 26 octobre 1957, à l’âge de 74 ans.

Le mort de Níkos Kazantzákis fut transporté en Grèce grâce à la contribution d’Aristote Onassis, qui mit à disposition un avion privé pour cet ultime voyage de l’écrivain depuis l’étranger. Cependant, l’Église de Grèce, fidèle à son opposition à l’œuvre et aux aspirations philosophiques de l’écrivain, refusa à lui offrir des funérailles religieuses et d’autoriser son inhumation dans un cimetière grec.

Zorbá le Grec, le film et tout son mythe. Grèce, années 2020

Ainsi, par un choix symbolique, voire poétique, Níkos Kazantzákis fut enterré dans l’enceinte vénitienne d’Héraklion – non seulement à l’extérieur des cimetières, mais littéralement sur les murs de la ville qui l’avait vu naître. Sur sa tombe est gravée, comme il le souhaitait lui-même, la phrase qui devint un slogan presque de la liberté : “Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre”.

Le large public mondial, a cependant et essentiellement découvert l’œuvre de Kazantzákis grâce au succès du film “Zorbá le Grec”, une production internationale incarnant toutefois le cinéma grec aux yeux du monde. Le personnage de Zorbá est ainsi devenu l’incarnation du Grec, du faune grec, “un bon sauvage” à la grecque, libre et sans inhibitions sexuelles, faisant déjà fantasmer, disons-le, les touristes potentiels.

Cependant, l’exubérance du personnage et par extension le film, n’ont pas été appréciés par tout le monde et cela pour cause. Yórgos Séféris, le grand poète grec, lauréat du prix Nobel de littérature en 1963 notait à ce propos dans son journal – “Journées”, extraits que nous traduisons ici pour les besoins de l’article :

Níkos Kazantzákis en lecture. Sur l’île d’Hydra, septembre 2025

Dimanche 21 mars 1965. Hier, nous avons vu Zorbá, le film de Cacoyannis-Kazantzákis. Il m’a empoisonné toute la nuit et ce matin. Non pas par un sentiment d’insulte envers la nation, quand après les tambours et les enjolivures tonitruants de sa Première à Paris, voilà que les Grecs le découvrent maintenant sans avoir le courage d’affronter la réalité. Mais à cause de l’insupportable insensibilité de cet homme, Kazantzákis, qui se croit sensible, qui se prend pour un chercheur de vérité, et encore pire pour un philosophe”.

Le meurtre de la veuve ne me dérange pas, ni le pillage de la maison d’Hortense mourante. On peut tout dire. Si un village de Crète fut barbare, il le fut certes ; qui ne le fut pas ? On peut tout dire, mais dans une œuvre qui se revendique humaine, là n’est pas la question. L’important est de savoir comment on rachète ce qu’on écrit, et si l’on n’écrit peut-être dans le but de tromper. Le langage est mensonger, les poses sont fausses, l’imitation des sentiments, me semble-t-il, c’est cela Kazantzákis. Et personne ne s’est trouvé pour le juger, depuis tant d’années qu’il sème le trouble parmi nous. J’ai l’impression que nous sommes habitués au mensonge depuis des siècles. Nous aimons ça. Nous n’avons pas la force de réagir”.

Comme le souligne sur son blog, l’écrivain, traducteur et critique littéraire Níkos Sarandákos, Séféris n’aimait pas Kazantzákis. “En tant qu’écrivains et en tant que personnes, ils sont deux êtres diamétralement opposés. Sur le site web de la Société internationale des amis de Kazantzákis, on peut lire ce qui suit : – Roderick Beaton, professeur de littérature grecque moderne au King’s College de Londres, s’est principalement intéressé à l’œuvre de Níkos Kazantzákis et de Yórgos Séféris. – Deux pôles opposés, commente-t-il : – Séféris ne l’aimait pas du tout”.

Zorbá le Grec au cinéma. Sur l’île d’Hydra, septembre 2025

Je crois qu’il était mortellement jaloux de Kazantzákis, car ce dernier avait le luxe de vivre uniquement de l’écriture. C’est peut-être pour cela que la plupart des écrits de Kazantzákis ne sont pas à la hauteur. Séféris était diplomate, mais aux moments critiques, on le retrouve acharné au travail et accédant à de hautes fonctions après la guerre. Je me souviens cependant d’un souvenir amusant. Le traducteur de Kazantzákis, Peter Bean, a rencontré Séféris lors du voyage de ce dernier en Amérique, sous le régime des Colonels en Grèce. Lorsque Bean lui a annoncé qu’il avait traduit Kazantzákis, Séféris est devenu furieux: – Qu’est-ce que c’est que ce Kazantzákis ? C’est un rien. – Journal Kathimeriní, 9 janvier 2011”.

Cependant, le poète et écrivain Kóstas Koutsourélis, a découvert l’existence d’un exemplaire de Zorbá, que Yórgos Séféris avait offert à d’éminents étrangers… après l’avoir d’abord rejeté comme on vient de le voir, dans son “Journal”.

Il s’agit d’un exemplaire de la première édition anglaise de Zorbá signé – chose très rare – non pas par une, mais par trois célébrités : Kazantzákis lui-même, l’acteur Anthony Quinn, le protagoniste du film Zorbá, et… Yórgos Séféris. Suivant la description du vendeur – s’agissant d’un livre rare – l’exemplaire porte une dédicace pleine page, élaborée à l’encontre du poète à Rex Warner, son vieil ami et traducteur, de Séféris.

L’exemplaire de la première édition anglaise de Zorbá signé. Archives de Kóstas Koutsourélis, 2025

Quand on se demande où Séféris aurait-il trouvé les exemplaires portant les signatures de Kazantzákis, Theodorakis ou Quinn, la réponse est probablement que c’est Theodorakis en personne qui les aurait fournis. S’agit-il d’un cadeau offert… puis réoffert ? Warner était-il un admirateur du Zorbá littéraire ou cinématographique, et par conséquent, le poète Séféris les a-t-il commandés spécifiquement pour lui plaire ? Difficile à savoir. Mais le paradoxe demeure : quelques mois après que Séféris ait écrit dans son Journal, en mars 1965, une note totalement dédaigneuse et essentiellement hostile sur le film de Kazantzákis et de Cacoyannis, le poète choisit cette œuvre même qu’il critique, pour honorer l’un de ses meilleurs amis”. Cela étant dit, le pays grec, celui à la fois de Séféris que de Kazantzákis n’est plus. Et quant à celui de Zorbá… n’en parlons plus. La plage de Kalogriá est saccagée par les parasols du… paranormal touristique, à moins de s’y rendre en plein mois de janvier ou février pour y retrouver un peu de la sérénité ayant tant inspiré Kazantzakis.

Dans le Magne même, certains villages abandonnés de leurs derniers habitants dès les années 1960, ont été quasiment rachetés par les étrangers et par les Athéniens, du moins, les tours et les maisons Maniotes acquises de la sorte, elles ont été restaurées à l’ancienne.

Maniote digne de Zorbás surnommé – le Pacha. Photo de Fótis Kazázis

Puis, ultime parmi les derniers, ce Maniote digne de Zorbás surnommé “le Pacha”, le dernier à pratiquer le portage par ses animaux tels que l’âne ou le cheval dans la localité de Dirós, figure déjà dans les albums photos de jadis, sa photo datant des années 1970 à 1980, plus précisément, celui du photographe Fótis Kazázis, réédité récemment aux éditions Desmós.

Maigre consolation, fin septembre sur Hydra, l’île dite emblématique du Golfe Saronique… devenue Hybris sous les effets du surtourisme, le club local du Cinéma, propose au public la projection du film “Zorbá le Grec”, la nostalgie en plus.

Au-delà du film, au-delà du mythe, au-delà même de la Grèce en quelque sorte… le tout, sous le regard critique des animaux adespotes qui sont encore les nôtres. Adespotes, c’est-à-dire libres, car sans maître et peut-être sans trop de craintes ni d’espoir.

Sous le regard critique des animaux adespotes. Le Magne, septembre 2025

* Photo de couverture: Níkos Kazantzákis et Geórgios Zorbás représentés en fresque murale. Stoúpa, septembre 2025



Comment trouvez-vous cette publication ?

Cliquez sur une étoile pour la noter !

Note moyenne 0 / 5. Nombre de voix : 0

Aucun vote pour l'instant ! Soyez le premier à noter cet article.

Puisque vous avez apprécié cet article...

Suivez-nous aussi sur les réseaux sociaux !

Vraiment désolés de votre appréciation.

Améliorons ce post !

Dites-nous comment nous pouvons améliorer ce post.