Naufrages
Il y a ces évènements qui font date, puis des dates qui deviennent évènements. Leur portée, parfois proche de l’effrayant, elle met à rude épreuve notre capacité même à emmagasiner la mémoire des faits. Pourtant, l’homme est formé de sa mémoire, le plus fréquemment celle des tragédies, à l’image de cette sombre journée du 8 décembre pour la Grèce et plus spécialement pour la Crète.
L’Héraklion lors de l’embarquement. Le Pirée, 1965
D’ailleurs, les rapports quant au chiffre total de morts demeurent divergents. Au nombre d’abord de 224, d’après les premières estimations au lendemain du drame ; il y a eu depuis certaines sources estimant qu’en réalité, près de 270 passagers, voire davantage, ont été noyés. “Les victimes ont été de toute manière, bien nombreuses, tandis que l’incertitude demeure toujours quant à leur nombre exact, car la plupart d’entre elles avaient acheté leurs billets une fois à bord et pendant le voyage, et de ce fait, leurs noms n’ont pas été mentionnés sur les listes de passagers”, écrit alors le journal “Patrís” de la Canée, à la date du 9 décembre 1966.
Et il n’y a eu que 46 survivants, plus exactement 16 membres de l’équipage et 30 passagers, mais personne n’a jamais su établir le nombre exact de passagers. Dans tous les cas, une chose est sûre. Tous ces gens, ont été perdus très injustement ce jour-là, payant de leur vie, ce crime en réalité… organisé par les responsables… irresponsables.
Falkonéra, petite île inhabitée de la mer Égée
Pourtant, le bateau avait été mis en service à la hâte en juin 1965, qui plus est, pour les lignes… juteuses des traversiers entre le Pirée et la Crète, sillonnant, précisons-le, une la moitié sud de la mer Égée. Le navire était certes beau et d’une première vue, imposant, tel un véritable… aboutissement du marketing, mais c’était alors tout. L’Heráklion avait été même filmé… dans toute sa légende par des passagers suffisamment équipés pour l’époque durant ses premiers appareillages pour ce navire hanté, c’était lors à deux reprises, durant l’été 1965et en août 1966.
Comme alors bien souvent, pour la nuit fatidique du 8 décembre 1966, son départ du port de Souda, près de La Canée, avait été d’emblée retardé de 20 minutes, afin de faire monter à bord un dernier camion ; un embarquement bâclé, pour lequel l’officier en chef de la Capitainerie du port s’était alors montré dans un premier temps bien dubitatif.
Il s’agissait d’un camion frigorifique de 25 tonnes qui transportait des agrumes. Après quelques moments très agités, les objections de l’autorité portuaire se sont atténuées et, comme cela s’était produit auparavant pour bien d’autres camions, ce dernier avait été chargé à la va-vite, bien au-delà du respect des règles de sécurité.
Le navire a appareillé très exactement à 19h20 le 7 décembre – une nuit sombre où les vents de la mer Égée faisaient rage, avec une intensité de force 8 à 9 sur l’échelle de Beaufort. Au bout de 4 heures de traversée, en raison de l’intense turbulence de la mer, les véhicules transportés dans le garage du navire se transforment sitôt en… auto-tamponneuses. Vers une heure du matin, un camion se renverse complètement ; cependant, le capitaine donnera l’ordre de continuer la route. Telle fut en tout cas la version retenue pour expliquer les causes du naufrage et cela pratiquement jusqu’à nos jours.
Pourtant, certains marins ainsi que de nombreux chauffeurs ayant constaté l’incident car ils dormaient à bord de leurs camions, se sont empressés de l’annoncer à Vérnicos, le capitaine du bateau. Ce dernier… est resté cependant insensible. Son navire avançait même à une vitesse de 15 nœuds, c’est-à-dire, bien élevée dans pareilles conditions, car “c’est une question de prix et de prestige que d’arriver à l’heure au Pirée”.
Peu de temps avant que l’horloge n’indique 2 heures du matin, le camion d’agrumes a fini par être… balancé sur la porte du garage mal fermée, jusqu’à ce qu’un coup violent casse l’une des deux trappes. La mer inonde en un clin d’œil l’immense faille de 17 m² et alors recouvre le garage. Six minutes après, le navire émet un SOS. Il ne faut que 8 minutes à l’opérateur radio pour envoyer son dernier message, macabre. C’était juste deux mots: “Nous coulons”.
Rescapé du naufrage. Le 8 décembre 1966
Lors des procès instruits par la suite et qui auraient paraît-il permis de déterminer avec certitude les causes du naufrage, les premières preuves déjà mises à jour, elles ont été choquantes. Les experts et les témoins s’accordent tous pour révéler que la porte dite fatale au niveau du garage avait été réparée à la hâte auparavant, et qu’elle a été provisoirement soutenue par du fil métallique.
D’après le premier rapport des experts, “le naufrage du bateau a été pour ainsi dire instantané, dû à des omissions graves pour ce qui est des exigences de sécurité: chargement imprudent des voitures, construction approximative du système de sécurité de la porte, absence de système de drainage de l’eau entrante et enfin, un autre élément, qui est probablement le plus scandaleux de tous. Malgré les turbulences de la météo, le navire naviguait à grande vitesse afin de maintenir sa réputation de ferry le plus rapide de la ligne de Crète”, suivant le témoignage des membres de son équipage.
De plus, cet ancien cargo mixte avait été converti en ferry, sans jamais se conformer aux normes nécessaires pour une telle transformation, si radicale. Dès le départ, l’Inspection des navires marchands avait exprimé toutes ses inquiétudes à ce sujet, mais ses armateurs, les frères Typáldos ont miraculeusement reçu une autorisation de mise à l’eau temporaire, conditionnée par l’engagement qui consistait à apporter toutes les modifications supplémentaires jugées nécessaires… après la fin de l’été. Cela ne s’est jamais produit ; pis encore, l’armateur a obtenu plusieurs dérogations successives en prolongation… du dangereux provisoire, afin de poursuivre dans l’exploitation de l’Heráklion comme si de rien n’était.
Rescapé du naufrage. Décembre 1966
L’ordre convenu, d’après l’inspection de novembre 1966, fut d’immobiliser le navire et de le réparer d’urgence, sauf que l’Heráklion naviguait toujours sans la moindre réparation. Après son naufrage, la presse de l’époque a évoqué une note manuscrite et en réalité illégale, rédigée sous la suggestion directe du ministre de la Marine Isídoros Mavridóglou en personne… autorisant ainsi la poursuite de l’exploitation commerciale du bateau sans plus d’entraves.
Mavridóglou par la suite, a nié obstinément l’existence d’une telle note, mais sans vraiment convaincre, quand par exemple il revendiqua entre autres, le secret de l’instruction pour expliquer sa réticence à donner des éclaircissements au sujet des conditions légales ayant autorisé l’ultime appareillage du bateau.
Le dernier voyage de l’Héraklion fut donc fatal, non seulement pour les 270 âmes qu’il emporta avec lui, mais également pour l’empire maritime des frères Typáldos, issus d’une vieille famille d’origine allemande établie dans l’île de Céphalonie. Une famille il faut dire ayant été toujours très proche du pouvoir politique, ce qui finalement a sacrement facilité la tâche des Typáldos… quand ces derniers se sont présentés comme incarnant “les entrepreneurs pionniers de la croisière grecque”. Dès le début des années 1950 certes, leurs bateaux assuraient la liaison entre les ports grecs et Venise, la Dalmatie, Alexandrie, Beyrouth, Smyrne, Cannes et même Tunis.
L’Héraklion avant l’embarquement. Le Pirée, 1965
“J’avais promis au grand fils de Crète, le regretté Sophocle Venizélos, que la Crète deviendrait bien préférable à Palma de Majorque, avait-il précisé dans sa lettre. Nous avons procédé à l’achat de deux paquebots qui assurent déjà des liaisons régulières entre l’Europe et l’Extrême-Orient et que nous avons nommés, Héraklion et Chaniá. Et le plus important, ces bateaux garantiront la sécurité des passagers, ce qui n’arrive malheureusement pas aujourd’hui par certaines circonstances. Telle est la réalité, la nôtre. Les autres n’ont que des idées et des visions inaccomplies”.
Un engagement finalement démenti de la manière la plus dramatique qu’elle soit, conduisant en somme, la compagnie maritime à la faillite. Notons également, que Sophocle Venizélos était le fils d’Elefthérios Venizélos, de la famille des politiciens que l’on dit même puissants depuis plus d’un siècle à l’ancien pays de Socrate, initiant à son tour dans la politique grecque dès les années 1920, le clan des Papandréou, autant que celui des Mitsotákis, deux familles… politiques toujours aux affaires en Grèce… y compris en ce 21ème siècle.
La décision de justice a été rendue finalement, le 21 mars 1968. L’un des frères armateurs d’Héraklion, Charálambos Typáldos, le directeur de la compagnie Panagiótis Kókkinos, ainsi que deux marins officiers rescapés du naufrage, ont été condamnés à des peines de prison allant de 5 à 7 ans. Le capitaine Manólis Vérnicos n’a pas été jugé car il figure parmi les morts, plus précisément parmi disparus du naufrage. Son corps n’a jamais été retrouvé, bien que suivant les officiers secourus, “il avait sauté dans l’eau parmi les premiers… s’accrochant à une bouée de sauvetage”.
Les frères Typáldos et leur Compagnie. Années 1960
Enfin, et pour ne jamais répondre aux vraies questions troublantes, le dossier judiciaire de l’affaire fut finalement clos le 9 janvier 1969, quand la Cour suprême rejeta l’appel de certains condamnés… pourtant en deuxième instance. Une fois de plus, il a été prouvé que dans les accidents de cette gravité, la responsabilité de l’État avait été occultée, l’affaire fut donc étouffée une fois de plus.
Ce qui ne veut pas dire que les rescapés, puis les leurs et bien entendu les proches des trépassés, “veulent” alors d’oublier. Retour donc aux faits, même plus de 50 ans après. En 2021, est ainsi paru en Grèce, le livre “Héraklion SOS – Nous coulons” de Panagiótis Belónis et de sa fille Pigí, dont le texte est basé sur le récit des événements réels du naufrage. Il s’appuie autant sur les notes personnelles du dernier survivant secouru, Panagiótis Belónis, que sur le témoignage des autres naufragés ; de même que sur celui des scientifiques et autres enquêteurs spécialisés consultés. Surtout, ce livre est le résultat de nombreuses années de recherche au sein des archives encore disponibles.
Pigí Belóni, interviewée en novembre 2021, raconte alors le supplice de son père – décédé il faut préciser peu de temps avant l’aboutissement de leur livre.
“L’idée du livre venait du souhait de mon père. Il voulait mettre en lumière les causes réelles de cette tragédie, ainsi que le point le plus sombre de cette journée frustrante que fut l’opération de sauvetage des rescapés. Mon père sentait qu’il le devait aux proches des victimes, mais également, à la mémoire des disparus… ainsi morts si injustement. Il avait à ce propos l’habitude de dire que ces pauvres gens… ont besoin de savoir comment ils ont été noyés cette nuit-là, par une bande de criminels”.
La presse au sujet du naufrage. Décembre 1966
“Il devient de ce fait manifeste que le mauvais temps ou le camion qui a cassé la porte du garage en cette nuit fatidique, ne sont pas les vraies causes de la tragédie. La vraie raison de ce naufrage tient de la transformation constitutive du navire, de sa reconstruction problématique pour faire du cargo d’origine… un ferry flambant neuf, mais qui ne remplissait aucunement les exigences de sécurité. Car lors de son acquisition, Heráklion n’était pas un mauvais bateau, sauf qu’il l’est devenu par sa reconstruction pour ainsi permettre son exploitation commerciale en tant que ferry. Pis encore, les faux certificats provisoires de conformité délivrés par l’Inspection des navires marchands, ne tenaient pas compte de son véritable état”.
“Sans oublier que les Typáldos entretenaient en cette période trouble de l’histoire du pays, de bien étroites relations avec le gouvernement, et qu’à l’époque, les réglementations navales, disons formelles quant à la sécurité de la navigation étaient plutôt minimes – et qu’en plus, elles n’ont pas été appliquées. Enfin, l’équipage était mal formé et surtout, il y avait dans l’air du temps… de cette indifférence de la part du mécanisme étatique… devant la valeur de la vie humaine, celle certes des humbles. En réalité, tous ces responsables, ont délibérément poussé l’Héraklion chargé de tant d’âmes humaines, directement au fond de la mer”. “Mon père… nous en parlait durant des jours, soulignant cette négligence criminelle de la part d’un mécanisme étatique corrompu, lequel, en coopération constante avec les armateurs, se moque de nous, ne s’améliore pas, ne change jamais, et ne respecte guère la vie humaine”.
Bateau des Typáldos à Venise. Années 1960
Pendant tout ce vieux temps, les frères Typáldos s’enrichissaient et leur empire se renforçait… sous le règne déjà de l’artificiel. Eux, comme autant l’arbitraire venaient d’ailleurs de loin. Ils avaient fait leurs premiers pas en tant qu’armateurs avant-guerre, en achetant en 1934 un dragueur de mines français construit en 1918, et qui fut transformé en navire à passagers nommé Amvrakikós.
D’après les journaux de l’époque, les Typáldos achetaient du charbon qui leur servait de combustible, à un autre roi du cabotage, Leóntios Tergiázos, copropriétaire de la… Compagnie maritime Patriotique. En octobre 1936, la dette des frères Typáldos envers Tergiázos avait atteint 1.400.000 drachmes et Tergiázos a fini par confisquer Amvrakikós, qui d’ailleurs n’était plus en service. La vente aux enchères du bateau était fixée pour la date du le 8 novembre 1936 au Pirée et cela tombait alors un dimanche.
Sauf que samedi après-midi, Spyrídon Typáldos – il était âgé de 45 ans, s’est rendu aux locaux de la Compagnie maritime Patriotique, il a sorti un revolver de sa poche et il a tiré sur Tergiázos à deux reprises, le blessant mortellement à la tête et au cœur. Peu de temps après, l’assassin fut condamné et emprisonné. Cependant, avec la déclaration de la guerre gréco-italienne, c’est-à-dire, l’attaque de la Grèce sur la frontière albanaise par l’armée de Mussolini le 28 octobre 1940, Typáldos a été libéré de sa prison.
Après la Libération en 1944, les deux frères commencèrent leur… négoce à partir de 1948-49, pour ainsi créer de nouveau leur compagnie maritime. La recette était connue et suivie par la quasi-totalité des armateurs en cette époque en Grèce. Achat de vieux navires donc bon marché, puis reconstruction, transformation et mise à l’eau… avec toute la complicité du monde politique.
Suite même au naufrage du ferry Héraklion, lors d’un débat au Parlement en décembre 1966, le député centriste Stávros Bíris, lequel avait exercé les fonctions de ministre de la Marine et de ce fait, il avait été critiqué pour avoir autorisé le bateau transformé à naviguer en juin 1965, il a répliqué en se plaignant… tout en essayant à se justifier:
“La vérité c’est qu’en 1964, lorsque notre parti a accédé aux pouvoir gouvernemental, nous avons trouvé face à nous… cette Compagnie des Typáldos, et elle était toute puissante. Elle dominait comme on sait le cabotage, et d’abord pour ce qui tient des grandes lignes, elle dominait alors l’univers des ferrys. Nous n’avons pas été à l’origine de la toute-puissance de la société des Typáldos en 1964, nous l’avons découvert telle quelle”.
Et du temps de règne du parti de la droite ERE, celui du vieux Karamanlís, entre les années 1950 et 1960, la Compagnie des Typáldos a bénéficié d’un prêt de plusieurs dizaines de milliers de livres anglaises, qui plus est, en pièce d’or de la part du NAT, la Caisse de Prévoyance et de Retraite des marins, prêts accordés aux armateurs pour qu’ils achètent des navires, dont étrangement, beaucoup n’ont jamais été remboursés.
D’après un bilan comptable publié par le journal “Elefthería” déjà en 1957, “les prêts hypothécaires du NAT, ainsi que les autres créances des Typáldos, dues à la Banque nationale, n’ont pas été remboursés”. Et dans la même conclusion établie à l’époque, on lit que “l’entreprise possédait dans ses actifs deux voitures de luxe, rarissimes en Grèce en ces moments-là, une Jaguar et une Buick, elles appartenaient évidemment aux deux frères Typáldos”.
Entre 1955 et 1966 c’était donc l’âge d’or pour les Typáldos, quand leur empire atteint son apogée. C’est au cours de cette période qu’ils aient ouvert une succursale, une sorte de bureau à Londres, dont l’inauguration, comme on le lit dans les journaux du moment, “fut l’occasion d’une grande et somptueuse fête, en présence de diplomates grecs, une fête qui a d’ailleurs duré trois jours en novembre 1965”.
Il va de soi qu’à l’instar de nombreux autres armateurs, les Typáldos entretenaient comme on vient de le voir d’excellentes relations avec tous les partis politiques, dits “de pouvoir”. C’est pour cette raison, comme l’a rappelé le député ERE le parti de la droite, Leonídas Bourniás au Parlement, “que les frères Typáldos ont transporté les électeurs de l’Union du Centre alors par milliers, à bord de leurs bateaux”.
En revanche, pour l’un des leaders historiques de l’EDA, le parti de gauche à l’époque, Elías Elioú, “le pays a dû être choqué par la tragédie de Falkonéra pour pouvoir enfin lever un peu du voile qui cache ce que l’on nomme un peu trop rapidement… le miracle des armateurs grecs, d’après le discours consacré des gouvernements de l’après-guerre. En réalité, ce qui est occulté tient du désintérêt criminel devant les vies humaines, de même que de l’exploitation froide… des dites ressources humaines par ces professionnels sans scrupules, pratiquant ainsi le transport maritime suivant les seules règles de la piraterie”.
Piraterie il faut dire, autant politique. Ainsi, le ministre de la Marine marchande de l’époque Isídoros Mavridóglou, membre… fondateur du gouvernement des Apostats, avait été violemment critiqué, déjà, car il n’a pas démissionné à la suite du drame du 8 décembre 1966. Non sans raison, car seulement quelques heures après le naufrage, il s’est empressé de dire, s’exprimant devant le Parlement, “qu’il est l’un des naufrages que nul ne peut prévoir ni anticiper”.
Le premier procès pénal s’est ouvert au Tribunal Correctionnel du Pirée, le 19 février 1968, pour s’achever après 27 jours de procédure, le 21 mars 1968. Au total, 387 témoins ont été interrogés et une centaine d’avocats de la partie civile, ont pris la parole. En plus des responsables évidents, trois autres personnes ont été condamnées lors du premier procès, dont deux ingénieurs ayant conçu la transformation du bateau, et un agent de l’Inspection des navires marchands. Cependant, ils ont été acquittés lors du deuxième procès devant la Cour d’appel.
Les faits, toujours les faits, sont pourtant établis. L’Heráklion a été construit en 1949 à Glasgow, en Écosse, par la “Fairfield Shipbuilding and Engineering Company”, pour le compte de Bibby Line, l’une des plus grandes sociétés de transport d’Angleterre. Le nom original du navire était Leicestershire, et il a été conçu en tant que cargo-mixte, comme de nombreux navires de son temps, avec une capacité de seulement 76 passagers.
Il opérait sur la route entre le Royaume-Uni et la Birmanie, tandis qu’il avait été parfois affrété pendant un certain temps par la British India Line et voyageait aussi, entre l’Angleterre et l’Afrique de l’Est. Il a été acheté par la Compagnie des Typáldos en 1964, et cependant, selon les données officielles du ministère de la Marine marchande, “le navire d’après les modifications subies lors de sa transformation, était dépourvu de certificat de classification internationale… quant à sa capacité à naviguer”.
Le Pirée dans les années 1960
Car, suite à la transformation qui s’est opérée, et entre autres “innovations”, les cinq ballasts destinés à être remplis ou vidangés d’eau de mer afin d’optimiser la navigation, tout comme pour corriger la gîte ou l’assiette lorsqu’un chargement, ils ont été tout simplement supprimés, afin de constituer l’espace de son garage pour le transport de véhicules.
Puis, de nombreuses cabines y ont été rajoutées, entraînant ainsi… l’élévation finale de la position du centre de gravité. Malgré cela, l’Heráklion avait obtenu une licence provisoire de navigation depuis le Ministère de la marine marchande… et pendant ce temps, le navire n’était pas encore reconnu officiellement en tant que “ferry pour véhicules et passagers”, ceci, toujours par le même ministère.
Inutile de signaler que cette tragédie navale du ferry Héraklion a bouleversé le transport maritime en Grèce. Au niveau des compagnies, on a vu depuis, la création des premières entreprises dites à participation populaire, notamment en Crète, rien que pour assurer la sécurité des traversées.
Les habitants des îles considéraient alors que les compagnies privées qui opéraient notamment sur les lignes de Crète, n’offraient pas la sécurité requise, bénéficiant de fait d’une certaine tolérance criminelle de la part de l’État et plus généralement, de la part du système politique.
D’où la création de la “Minoan Lines” à Héraklion, de la “Lesbos Shipping Company” à Mytilène et bien d’autres sociétés à participation populaire, lesquelles marqueront l’évolution du transport maritime de passagers en Grèce pendant plus de 30 ans. Depuis les années 1990 pourtant, toutes ces compagnies ont été mises en faillite ou… alors, elles ont été progressivement privatisées.
Mais en 1966, au lendemain du naufrage qui a fait date, les Grecs, les Crétois en tête, ont largement boycotté les bateaux des frères Typáldos. Leur compagnie maritime a certes fait faillite, sauf que les deux frères ont longtemps demeuré richissimes et cela jusqu’à la fin de leurs jours.
Ironie du sort, Charálambos Typáldos a été assassiné en 1986 par une bande d’escrocs, dont le mode opérationnel consistait à s’approcher de personnes âgés et fortunées, dans le but de les tuer après avoir falsifié leurs testaments.
Comme par hasard, le détrousseur… radical de personnes âgées Chrístos Papadópoulos, qui fut le chef de cette bande criminelle, était un politicien et même un ancien maire appartenant au parti du PASOK d’Andréas Papandréou, politique… encore et encore.
Cela fera bientôt tout juste 58 ans. Le 8 décembre 1966, le ferry transformé Heráklion sombrait comme il avait été annoncé, entre l’îlot Falkonéra et l’île de Milos. Plus de 270 morts, seulement 46 survivants et des familles entières disparues. Aucune femme et aucun enfant n’ont été sauvés. Le drame a profondément marqué les esprits à l’époque. Tous les ans les Crétois se souviennent.
Mais voilà que 58 ans après et plus précisément en mai 2024, l’épave du ferry Héraklion a été localisée au large de l’île Antímilos, à 700 mètres de profondeur et à une distance de 20 milles marins de l’endroit où on pensait initialement que le navire avait coulé.
D’après le reportage disponible sur le sujet, l’étude des restes du navire effectuée par une équipe de chercheurs ayant utilisé le sonar, tout comme d’autres moyens issus de la technologie moderne, il a été révélé que la cause du naufrage n’est pas le mouvement du camion mal arrimé ayant heurté la catapulte, mais l’impact sur un petit écueil rocheux, au cours d’une mer agitée. Ce choc violent a donc provoqué une importante brèche dans la coque du navire.
Rappelons que lors de la conclusion du tribunal ayant condamné le directeur de l’entreprise et deux dirigeants à 5 à 7 ans de prison – il était alors indiqué :
“Les trois causes qui ont envoyé l’Héraklion au fond de la mer étaient la mauvaise direction du navire, la perte de la catapulte tribord et la perte de stabilité du navire après l’effondrement du pont des véhicules, ce qui a entraîné le chavirage et le naufrage rapide du navire”.
En fin de compte, il s’avère que la vérité est bien différente et que d’ailleurs, elle confirme le rapport à l’époque qui fut celui de sept commandants expérimentés issus de la marine marchande grecque, rapport lequel avait été pourtant rejeté par le Tribunal de 1968.
Selon l’évaluation des professionnels de la navigation les faits étaient établis dès le lendemain du drame. “Le ferry Heráklion a dévié de sa route de 11 milles marins par rapport au signal qu’il avait émis avant de couler, tandis que le bruit entendu, ne provenait pas de l’ouverture de la catapulte, mais de l’impact violant sur le récif rocheux. La marée noire qui en résulte est donc justifiée, puisque des dommages ont également été causés au niveau du réservoir de carburant”.
Visiblement, il y a ces évènements qui font date, puis ces dates qui deviennent évènements. Juste avant que les larmes ne sèchent pour les malheureuses victimes du naufrage, non pas de Falkonéra mais finalement d’Antímilos, c’est exactement trois ans plus tard, que le destin allait jouer l’un de ses jeux les plus écœurants.
Le 8 décembre 1969, l’avion à hélice DC-6B de l’Olympic Airways effectuant le vol de nuit entre la Canée et Athènes, s’est écrasé sur le mont Páneio, en Attique. Aucun des 90 passagers n’a survécu, dans ce qui décidément a été le crash d’avion le plus meurtrier en Grèce, jusqu’au crash de l’avion de ligne chypriote Hélios à Grammatikó en 2005 et ses 121 morts.
Ainsi va la vie, et l’homme est formé de mémoire, le plus fréquemment celle des tragédies. En Crète, c’est désormais un imposant monument qui entend nous rappeler… toute l’aporie des victimes du 8 décembre 1966. Nous ne les oublions pas.
Reste notre capacité même à emmagasiner la mémoire des faits et des gestes, beauté pourtant comprise. Contre vents et marées.
Contre vents et marées. Péloponnèse, 2016
* Photo de couverture: L’Héraklion… image de propagande. Année 1965