Le Magne Insoumis


La Grèce Autrement, c’est avant tout un voyage dans le temps, ainsi qu’à travers des paysages, voire des espaces humanisés, de ceux que l’on estime après tout oubliés depuis déjà un moment. Un pays grec… sans visiteurs, ni touristes et même quelquefois, sans habitants. Comme en ce mois d’avril dans le Magne, région pourtant fort bien connue du Péloponnèse.

Polyáravos, porte du Magne, avril 2025

Plus précisément, il est question de respirer l’air du pays, avec comme premier but que de faire le plein d’énergie et d’histoire. Puis, rencontrer si possible celles et ceux qui se réinventent loin des grands axes, ou plutôt ceux qui s’y sont réinventés coûte que coûte par le passé.

Chemin faisant donc sur de petites routes étroites à peine goudronnées, nous voilà à Polyáravos, alors village de jadis, bâti sur une colline à une altitude de 840 mètres, au pied du mont Zíziali, dont le col qui culmine à 1466 mètres, appartient à la chaîne de montagnes du Taygète, au sud de Sparte.

Le nom original du lieu-dit était Polytzáravos, c’est-à-dire une terre riche en “tzára”, terme générique qui désigne de nombreuses plantes, tel le thym, la sauge, la bruyère, ou l’asphodèle.

Cependant, l’événement important en ces lieux, fut la bataille décisive de 1826 durant la Guerre d’Indépendance ou Révolution grecque pour se libérer du joug des Turcs. Elle a opposé, les habitants Maniotes côté grec, aux envahisseurs Arabes de l’armée d’Ibrahim Pacha côté ottoman.

Polyáravos, porte du Magne, avril 2025

Et comme la défaite des forces d’Ibrahim fut bien sévère, autant “à chaud” qu’en ce qui concerne la suite des événements, c’est autant par l’affinité phonétique que depuis cette bataille, les Maniotes des lieux, ont alors dénommé leur village Polyáravos et non plus Polytzáravos, ceci en l’honneur du lieu de mémoire, où de nombreux Arabes d’Ibrahim ont été tués au combat.

En ces temps des guerres de jadis, cette même zone montagneuse en guise de passage naturellement fortifié donnant accès au Magne intérieur, était composée par les villages de Polyáravos, de Sidirókastro et de Skyfiánika, et elle restait péniblement reliée au reste des parties basses du Magne par cinq pistes dites non sans raison, “chemins des chèvres”. L’une d’elles, elle fut justement utilisée par Ibrahim pour son passage en force, visant à occuper en cas de victoire la région et de ce fait, le reste du Magne.

La contrée est similaire à celle du Magne intérieur, à une différence pourtant et d’ailleurs de taille. Car, si la région du Magne est généralement complètement dépourvue d’eau, à Polyáravos, les quelques sources jaillissent avec suffisamment d’eau pour abreuver à la fois les habitants et leurs animaux. Inutile de rajouter qu’à l’époque, les habitants se consacrèrent presque entièrement à l’élevage.

Polyáravos, vue vers le Nord, avril 2025

Les archives historiques disponibles, indiquent qu’en 1821, c’est-à-dire au moment de l’éclatement de la Révolution Grecque, Polyáravos comptait 60 à 80 foyers où demeuraient une vingtaine de familles, ou plus exactement, leurs branches patrilinéaires, dont les Xanthákos, possiblement ancêtres de l’ethnologue Margarita Xanthákou, entre autres champs de recherche, spécialiste du Magne.

Notons que les maisons du village, en raison de l’épaisseur des murs et des matériaux de construction, étaient fort solides et comme partout dans le Magne, elles incarnent la marque architecturale du pays, s’agissant d’admirables réalisations de l’art populaire et en même temps fortifications, témoignant ainsi de la cohésion ethnique particulière de la société Maniote. Elles étaient de ce fait, appelées “tours”. Et à Polyáravos, leurs toits étaient couverts de dalles de pierre, car les tuiles étaient souvent emportées par le vent.

La bataille de Polyáravos a duré trois jours, et elle s’est terminée au 30 août 1826 du calendrier Julien, ou si l’on préfère au 12 septembre, étant donné que la Grèce adopte le calendrier grégorien en 1923.

Notons qu’Ibrahim Pacha (1789-1848), était le fils aîné du vice-roi d’Égypte Mehmet Ali. Nommé généralissime, il était expérimenté dans l’organisation et l’action militaires, et son armée bien nombreuse, était entraînée par des officiers français.

Polyáravos, vue vers le Sud, avril 2025

En février 1825, alors que la guerre civile entre les insurgés Grecs faisait rage en Morée, sous les Ottomans il s’agit de la presqu’île du Péloponnèse, Ibrahim y débarqua avec son armée et sa flotte et domina, il faut dire en bien peu de temps, le centre et le sud du Péloponnèse.

Toutes les tentatives des Grecs pour le surprendre échouèrent, les Égyptiens remportant des victoires écrasantes tandis que les Grecs, étaient à ce pont divisés, que leurs chefs de guerre furent choisis en fonction de leur loyauté envers le “gouvernement”, plutôt que pour leur capacité à mener à bien les opérations militaires.

En 1826, les Égyptiens avaient réussi ce que les Turcs s’étaient montrés incapables de faire, en occupant Trípolis – chef-lieu du pachalik du Péloponnèse – et Missolonghi en Roumélie – la Grèce Centrale, tout en répandant à travers la psychologie de la population grecque terrorisée, le mythe de l’invincibilité, rendant presque impossible le recrutement de nouveaux hommes chez les insurgés Grecs.

Polyáravos, l’église, avril 2025

Ce n’est que dans le Magne, qu’Ibrahim et ses troupes ont connu l’échec, en raison de la nature du terrain extrêmement montagneux et accidenté, mais surtout, à cause de la résistance locale féroce des Maniotes.

Ainsi, entre août et septembre 1826, Ibrahim, perdant patience et voyant que les grands chefs de la Révolution grecque, entre autres Kolokotrónis, Nikitarás et Anagnostarás, étaient revenus sur le terrain des hostilités, déclenchant une guérilla implacable sur ses arrières et opérant depuis les montagnes de Sparte, décida de briser une fois pour toutes la résistance grecque qui entravait déjà tant, l’approvisionnement de son armée.

Après avoir à maintes reprises appelé les notables du Magne à lui déclarer leur soumission en menaçant de raser leurs villages, et recevant un refus catégorique, Ibrahim quitta Mystrá pour les contreforts orientaux du Taygète. Ses mouvements furent immédiatement remarqués côté grec, mobilisant autant de forces à l’initiative des chefs locaux.

Les proclamations des chefs Maniotes faisaient d’ailleurs appel au patriotisme des Grecs, afin qu’ils résistent à l’armée étrangère qui venait brûler leurs villages et leurs familles. Ibrahim a atteint de son côté le château de Passavás, près de la bourgade côtière de Gýthio, et il se prépara à avancer vers Polytzáravos, là où à travers des positions dominantes préparées, eut lieu l’affrontement décisif, quand 2000 combattants Maniotes repoussant les attaques ennemies successives.

Polyáravos, l’église au toit effondré, avril 2025

Les Maniotes en grand connaisseurs des lieux, avaient réussi à organiser le terrain, offrant une certaine protection et une couverture, tandis que les Égyptiens attaquaient certes vaillamment, mais cependant fatigués d’avoir gravi les cols difficiles, sur un terrain accidenté en montée… comme en désordre. Incapables même, d’exploiter leur plus grand avantage, la puissance de feu collective et disciplinée que leur conféraient leur bon entraînement et leur nombre.

Les soldats d’Ibrahim se sont battus avec acharnement mais sitôt, leurs attaques ont été repoussées. Ibrahim n’était pas habitué à l’échec, et chaque fois que ses soldats revenaient démantelés, il ordonnait leur regroupement et une nouvelle attaque. Mais après de violents combats et une grande usure de son armée, il prendra la décision de se retirer.

La victoire de Polyáravos a donné une lueur de succès et a agi comme un catalyseur pour le moral des révolutionnaires grecs. Ibrahim savait que désormais, tôt ou tard, il allait quitter le Péloponnèse, ce qui se réalisa moins d’un an après la bataille de Navarin au 20 octobre 1827, au cours de laquelle sa flotte fut détruite par la flotte anglaise, russe et française, ce qui à terme, le force à capituler.

La chapelle en bas du village. Polyáravos, avril 2025

Entre-temps à Polyáravos on fêtait déjà la victoire, et bien plus tard, dans le dôme de la fontaine située en bas du village, une dalle de marbre fut intégrée pour rappeler à chaque visiteur l’endroit où la légendaire Hélène, a tué le seul soldat égyptien ayant réussi à atteindre cette source, sauvant ainsi sa vie et celle de ses enfants.

Aujourd’hui, le village compte environ une vingtaine de maisons, dont la plupart sont construites sur de solides rochers, avec des murs très épais. Malheureusement, peu d’entre elles peuvent être réparées, et quant aux autres, elles sont à moitié détruites. Aucune d’entre elles n’est habitée. Le silence y règne, d’autant plus qu’un incendie a brûlé la montagne et les restes du village avec.

Les descendants des héros de Polyáravos, souhaitèrent cependant réparer les maisons de leurs ancêtres, mais l’inadaptation et le danger de la route “existante”, qui se termine également à la fontaine en bas du village, augmentent considérablement le coût du transport des matériaux pour réparer ces demeures. Ils ont cependant financé il y a près d’un siècle, les réparations nécessaires de l’église du village, sauf que l’incendie de 2021 l’a largement endommagé, et sa toiture même s’est effondrée.

La fontaine en bas du village. Polyáravos, avril 2025

Des élus locaux que nous avons rencontré dans la région, se disent d’ailleurs outrés de l’attitude du Ministère de la Culture, car il ne donne aucune suite à leurs demandes d’aide et de soutien, afin de réparer cette église historique… au risque même de son effondrement.

Pourtant, Polyáravos a été reconnu comme étant un village traditionnel, ceci par décret présidentiel promulgué en 1978. Mais aujourd’hui c’est le silence qu’y règne, sauf lors des cérémonies de la mémoire de la bataille, elles ont lieu chaque année début août, à la nouvelle chapelle située en bas du village en amont de la fontaine, car accessible par la petite route.

Fort heureusement, les visiteurs y sont informés de l’historicité des lieux par les panneaux explicatifs, tandis que sur une pierre, les descendants y ont écrit la phrase suivante : “Fidèles à leurs ordres”, faisant allusion aux traditions… laconiennes des Spartiates de l’Antiquité.

Fidèles à leurs ordres. Polyáravos, avril 2025

Yórgos, en bon historien et archiviste Maniote, établi à Areópolis, me disait qu’avant 1940, Polyáravos était encore un lieu de villégiature pour de nombreux visiteurs, notamment ceux souffrant de maladies dites “de la poitrine”, car à cette époque, il n’existait pas de médicaments efficaces pour les traiter.

Pendant ces temps tant révolus, l’eau y était abondante et d’excellente qualité, et on y cultivait des arbres fruitiers tels que des noyers, des pommiers, des cerisiers acides, ainsi que des pommes de terre, des tomates, des haricots. Sans oublier les tisanes aromatiques qu’y étaient également produites, comme le thé, la sauge, l’origan, la menthe, la mélisse. Un autre pays…

La municipalité étendue de Polyáravos et des hameaux voisins, a été constituée par décret dès mars 1835, dont la population était de 1116 habitants. Ensuite, on y comptait 164 âmes un siècle plus tard, 211 en 1940, 106 en 1961, et seulement 6 habitants en 1981.

En y montant à pied naturellement, près de deux siècles après, nous n’avons rencontré que de l’histoire et peut-être… les âmes Maniotes bien de jadis. Puis, sur le chemin plus bas, les chèvres de l’ultime – parait-il – éleveur en ces lieux pourtant si élevés, y compris vis-à-vis de l’histoire nationale des Hellènes.

Polyáravos, porte du Magne, avril 2025

Un voyage déjà dans le temps, où sans même paraphraser le regretté Jacques Lacarrière on peut sinon, s’exclamer à sa manière.

Rien ne me paraît plus nécessaire aujourd’hui que de découvrir ou redécouvrir nos paysages et nos villages en prenant le temps de le faire. Savoir retrouver les saisons, les aubes et les crépuscules, l’amitié des animaux et même des insectes, le regard d’un inconnu qui vous reconnaît sur le seuil de son rêve. La marche seule permet cela. Cheminer, musarder, s’arrêter où l’on veut, écouter, attendre, observer”.

Car dans un paysage, il y a en effet ce qui s’appréhende par les sens, ce qu’on peut en voir, et ce qu’il évoque, ce qui s’y trouve implicitement, ou mieux explicitement inscrit.

Le rapport des héros au paysage, tels les Maniotes Insoumis de Polyáravos et d’ailleurs, se conjugue ainsi parfois au présent, si l’on veut bien le voir, bien entendu.

Les chèvres. Polyáravos, avril 2025

* Photo de couverture: Polyáravos, lieu de mémoire, avril 2025



Comment trouvez-vous cette publication ?

Cliquez sur une étoile pour la noter !

Note moyenne 0 / 5. Nombre de voix : 0

Aucun vote pour l'instant ! Soyez le premier à noter cet article.

Puisque vous avez apprécié cet article...

Suivez-nous aussi sur les réseaux sociaux !

Vraiment désolés de votre appréciation.

Améliorons ce post !

Dites-nous comment nous pouvons améliorer ce post.