Princesse


Vassílis Tsitsánis fut un grand compositeur de musique populaire grecque et un virtuose de bouzouki. Il était né le 18 janvier 1915 à Tríkala et il est mort… le 18 janvier 1984 à Londres, après avoir écrit plus de 500 chansons, dont la renommée a largement dépassé les frontières de la Grèce.

Le musée Vassílis Tsitsánis. Tríkala, 2025

J’ai déjà évoqué son œuvre, ayant consacré plusieurs articles sur ce blog au sujet de la Thessalie, et plus particulièrement à Tríkala.

Il faut rappeler, que la région de Tríkala en Thessalie de l’ouest dont je suis originaire, est connue pour ses compositeurs et virtuoses de la musique populaire grecque, et même bien au-delà. Celle, que l’on désigne souvent sous le générique de chansons appartenant de près ou de loin au genre Rebétiko, large forme musicale associée à l’expression culturelle des classes populaires et initialement des marginaux, essentiellement urbains vers le début du XXe siècle.

Parmi les plus grands succès de cette musique populaire grecque, plutôt vivante un siècle plus tard, figure “Arhòndissa” [Αρχόντισσα] que l’on traduirait par “Princesse” ou “Dame” en français, et que pratiquement tous les Grecs connaissent. Une chanson que Vassílis Tsitsánis écrit et compose en 1938 à Thessalonique pendant son service militaire, effectué au sein du bataillon des télégraphistes.

“Arhòndissa”, le livre de Kóstas Hatzidoulís, Athènes 2011

La chanson, dont le disque en vinyle de 78 tours sous l’enregistrement “Columbia DG 6440” est diffusé à Athènes à partir de 1939, était pour sa sortie, interprétée par Strátos Pagioumtzís et Stellákis Perpiniádis, autres grands noms du Rebétiko des années 1930.

Et à l’époque, Arhòndissa a d’emblée battu tous les records de ventes de disques de cette forme musicale. Ce qui n’était pas sans importance, étant donné le jeune âge de Tsitsánis, lequel avait également composé les paroles de sa chanson, ici traduites en français par nos soins.

J’ai éprouvé tant de peine pour t’avoir
Ma Princesse, alors sorcière folle
Tel un battu par la mer, contre ses vagues
J’ai cherché la consolation, le pauvre, dans la vie

Combien de cœurs se sont brisés
Et ils ont oublié la vie pour toujours
Devant tes ornements de Princesse
Tant d’étrangers comme tant de Grecs, sont devenus tes esclaves

Princesse, tes yeux magiques
Je les enviais, je les ai beaucoup pleurés
J’imaginais, je pensais aux palais
Mais toi, tu m’as rempli de tourments dans la vie

Cette chanson, évoque en somme l’amour insatisfait de Lákis, qui fut l’ami et camarade de classe du compositeur, pour une femme nommée Eliza, une Athénienne, très belle, distinguée et d’ailleurs issue de la bourgeoisie de la capitale.

Mais ce n’est pas tout. Comme on le sait, les chansons de Tsitsánis n’ont jamais été composées par hasard. Il s’agit souvent de la douleur ou de la joie que quelqu’un d’autre, voire, le compositeur en personne, a pu ressentir un moment ou un autre, si ce n’est pas un événement historique, telle la Guerre de 1940, l’Occupation ou la Guerre Civile grecque des années 1944 à 1949, tragédies alors vécues comme on dit “d’en bas”, et qui motivent et inspirent autant le musicien.

Le bouzouki du compositeur. Musée Vassílis Tsitsánis, Tríkala, 2025

En 1938, Tsitsánis effectue son service militaire au sein du bataillon des télégraphistes à Thessalonique. Il a déjà quitté Tríkala, où après ses premiers pas jouant de la mandoline, il fréquenta parfois le café tenu par mon grand-père, Panagiótis, étant donné que notre village est situé à seulement 7 kilomètres de la ville. Et cela pour cause, car en ces vieux temps, la sœur de Tsitsánis, avait été la fiancée… disons passagère de Léonidas, le frère ainé de mon grand-père.

Mes oncles alors enfants ou sinon adolescents et qui ne sont plus de ce monde, me racontaient “que le jeune Vassílis s’y rendait toujours, sa guitare à la main, mais pas encore le bouzouki. Et c’était déjà un tel plaisir que de l’entendre jouer et chanter”.

Nous devons à ce propos au chercheur et producteur de musique Kóstas Hatzidoulís (1946-2019) la biographie complète de Vassílis Tsitsánis, l’auteur était par ailleurs un ami du compositeur, ainsi qu’un ouvrage entièrement consacré à l’histoire de la chanson d’Arhòndissa.

Et à travers sa biographie dont l’introduction fut, notons-le, écrite par deux autres grands compositeurs de la Grèce contemporaine, à savoir, Míkis Theodorákis et Mános Hadjidákis l’auteur des “Enfants du Pirée”, Tsitsánis raconte alors… d’abord, sa descente vers Athènes.

Meuble tourne-disque du compositeur. Musée Vassílis Tsitsánis, Tríkala, 2025

Je suis arrivé à Athènes, fin 1936. Je n’y suis pas venu pour devenir artiste, ni pour faire des disques de gramophone. Rien de tout cela. Je n’y ai guère pensé en arrivant dans la capitale. Je suis venu étudier, m’inscrire à l’université, parce que, voyez-vous, je rêvais de devenir avocat. Pourtant, ma destinée professionnelle fut le chant populaire, ce qui m’a toujours fasciné”.

Et dès mon arrivée à Athènes, la lutte pour la survie avait sitôt débuté. Ce furent des années difficiles et terribles. J’ai commencé à travailler dans divers établissements de musique et en même temps tavernes, pour payer mes études. J’avais loué une chambre et les dépenses me pressaient”.

Je suis allé travailler pour la première fois, dans un établissement appelé “Les pois mangetout” [Τα μπιζέλια], ceci pour joindre les deux bouts. Ensuite, je suis allé à “La petite Poupée” [Κουκλάκι] et plus tard ailleurs, juste pour pouvoir manger et payer le loyer de ma chambre”.

En ces temps, j’ai rencontré Dimítris Perdikópoulos (1909-1952), un chanteur de chansons grecques de Smyrne et des chants folkloriques, qui est venu me chercher pour me présenter à ODÉON et… y faire un disque. À cette époque, Perdikópoulos chantait comme on disait à travers de nombreux disques et il était de ce fait bien connu. J’y suis allé avec Perdikópoulos et nous avons enregistré deux chansons, dans le même album. La sienne, puis la mienne. C’est ainsi, ma première apparition en discographie et c’était en 1937”.

Tsitsánis bien que jeune, était déjà relativement connu, et Il n’est pas rare qu’il obtienne ses permissions pour se rendre de Thessalonique à Athènes, rien que pour enregistrer les disques de ses chansons.

Le compositeur en concert. Musée Vassílis Tsitsánis, Tríkala, 2025

Lors d’un de ses voyages à Athènes, il rencontrera son vieil ami et camarade de classe de Tríkala, nommé Lákis. Après une première rencontre, Lákis lui a demandé de l’accompagner dans une pâtisserie – café, où il rencontrerait une femme, Eliza.

Tsitsánis est effectivement allé rencontrer à l’occasion la jeune femme.“C’était une belle fille aux cheveux noirs. Quand Lákis s’est absenté pendant un moment, Eliza m’a donné un morceau de papier et m’a dit d’aller la retrouver chez elle le lendemain. Lákis la regardait… fou d’amour, mais alors elle, non seulement elle n’y répondait pas, mais d’après ce que j’avais compris, le fréquenter lui semblait même fort ennuyeux”.

À un moment donné, elle m’a dit : – Vassílis, je ne tomberai plus jamais amoureuse dans ma vie. Chaque nuit, je l’ai à mes côtés, nous pleurons et rions ensemble, nous partageons la douleur ensemble. Puis, elle se tourna vers Lákis et dit : – Qu’attends-tu de moi mon homme, te donner l’aumône ? Si nos rencontres sont devenues une obsession pour toi, ce n’est pas de ma faute”.

Puis elle m’a dit : – Moi, Vassílis, je ne sortirai jamais de ta vie”. Cette dernière phrase ne pouvait plus quitter l’esprit de Tsitsánis. Dans son autobiographie, il déclare que tout ce dont il se souvient de ce jour, c’est du départ de la jeune fille, puis de Lákis, mettant ses mains sur sa tête car il était inconsolable.

Une autre époque. Musée Vassílis Tsitsánis, Tríkala, 2025

Le lendemain, Tsitsánis s’est rendu chez Eliza, afin de savoir exactement ce que signifiaient les paroles qu’elle avait prononcées lors de leur première rencontre. “Je me suis rendu à l’adresse et j’ai aperçu une belle villa. Au début, je pensais que l’adresse n’était pas valide. Après m’être promené plusieurs fois pour m’assurer qu’il s’agissait bien de sa maison, j’ai entendu une domestique me crier d’y entrer et qu’Eliza m’attendait”.

J’y suis entré… dans un état second, alors que mon esprit traitait ses mots et essayait de les interpréter. J’ai retrouvé Eliza assise dans le salon et dès qu’elle m’a vu, elle s’est levée pour me saluer. Après avoir discuté pendant un moment, je lui ai demandé de m’expliquer exactement ce qu’elle voulait dire lorsqu’elle disait que chaque soir, elle l’avait à ses côtés. Elle m’a sitôt emmené dans sa chambre et derrière un rideau, elle m’a montré un buste dont je ne me souviens plus s’il était en plâtre ou en marbre, et encore un grand tableau d’un homme”.

– Le vois-tu, Vassílis ? C’est mon ange – Ángelos était le nom de son mari – chaque nuit il est à mes côtés, nous rions et nous pleurons ensemble. Elle m’a raconté à quel point elle était si heureuse quand ils se sont mariés, mais aussi les circonstances de sa mort tragique ; lorsqu’ils étaient allés nager et qu’il avait chuté d’un rocher”.

Lorsqu’elle me racontait cette histoire, son visage a commencé à prendre des convulsions effrayantes tandis que son corps bougeait comme un serpent. J’ai essayé de la calmer en lui disant que j’allais écrire des chansons pour elle et que sa vie allait changer, mais en vain. J’ai appelé un policier et il a appelé une ambulance pour l’emmener. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la conversation avec un médecin, venu l’examiner. – Histoire habituelle. Cette phrase m’a brisé”.

Kóstas Hatzidoulís – debout à droite, présentation de son “Histoire du Rebétiko”. Athènes, mai 1975

Dès le départ de l’ambulance, Tsitsánis sous le choc, a regagné sa chambre d’Athènes. Mais déjà, une chanson commença à se former dans son esprit, chanson qui touchera plus tard… toute la Grèce. Quelques jours plus tard, il est retourné à Thessalonique où l’attendait le conseil disciplinaire de son unité, ceci parce qu’il avait outrepassé la permission qu’on lui avait accordé.

Là justement, il a commencé à composer la chanson, incapable d’ôter Eliza et sa condition tragique, de son esprit. Il essayait de trouver un couplet, puis la mélodie qui lui convenait. Mais son premier problème était le titre. La qualification “Arhondopoúla” – fille de Prince – ne sonnait guère bien, trouvait-il, et il finit par opter le titre d’Arhòndissa – la Princesse.

La chanson a été longue à préparer. Cependant, il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle devienne un succès, lorsque son disque fut enregistré chez Columbia à Athènes. Tsitsánis a rencontré à nouveau Eliza et chez elle, il a constaté qu’elle avait alors acheté tous ses vinyles.

Sa chanson, elle faisait déjà vibrer le pays. Son succès a été tel que je ne l’aurais jamais imaginé. De toutes les lanternes, les gramophones, de Kolonáki – le quartier huppé de la capitale, jusqu’au dernier quartier populaire, on entendait alors Arhòndissa”.

Tsitsánis a même rencontré Eliza pour une troisième fois chez elle, et il s’est vite rendu compte que sa santé se détériorait constamment. Les médecins lui administrèrent des somnifères qui l’épuisaient constamment. Elle est devenue alcoolique et de nuit sous l’Occupation, elle sortait de chez elle pour injurier les Allemands, ce qui a amené l’un d’entre eux à la tuer sur-le-champ, c’était en 1941. De cette manière tragique, elle ainsi quitté notre si bas monde.

Tsitsánis a appris la mort d’Eliza près de sept ans après les faits, car entre-temps il avait été mobilisé et ensuite, il s’était établi à Thessalonique durant l’Occupation – où il avait déjà connu Zoé Samará sa future épouse. Il est resté à Thessalonique jusqu’à 1946, quand il retourne alors à Athènes. Il avait ainsi passé un appel téléphonique au domicile d’Eliza vers 1948, et une voix d’homme lui a annoncé la terrible nouvelle.

“Arhòndissa”, le livre de Kóstas Hatzidoulís, Athènes 2011

De nombreuses années plus tard, – raconte Tsitsánis – c’était en 1973, je me trouvais dans une boutique pour acheter des chemises, lorsqu’un homme est venu vers moi et m’a demandé si j’étais bien M. Tsitsánis. Je lui ai dit que j’étais Vassílis Tsitsánis et il m’a immédiatement serré dans ses bras et m’a dit qu’il était le frère d’Eliza. Je me suis senti totalement perdu. C’était alors lui qu’avait répondu au téléphone en 1948, pour m’annoncer la mort d’Eliza. Depuis, nous sommes restés bien en contact”.

En 1982, le vieil ami Lákis qu’il n’a pas vu depuis 42 ans, rend visite à Vassílis Tsitsánis au lieu où il se produisait. “Bien sûr – raconte Tsitsánis – je n’ai rien mentionné au propos de l’affaire Eliza parce que j’ai compris qu’il l’agaçait toujours. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai chanté… La Princesse, et qu’il a baissé la tête”.

C’était une scène vraiment choquante pour moi. Lákis a donc vécu portant la douleur du rejet d’Eliza, une blessure qui n’a jamais cicatrisé” comme l’assure le compositeur. En 1938, Eliza avait dit à Vassílis Tsitsánis qu’elle ne quitterait jamais sa vie. Et elle l’a fait!

Il va de soi, que les interprétations de sa chanson se comptent en Grèce par milliers, enregistrements d’ailleurs compris. À l’instar de cet enregistrement américain par la chanteuse grecque, Oula Baba, un disque “ARCADIA Records – AR-200”, masterisé à Chicago en 1964.

Notons pour l’anecdote, que la chanteuse Oula Baba – de son vrai nom Katholikí Kóndi (1939-1991), fut un enfant adopté, car ses parents furent tués pendant l’Occupation. Elle fut une grande chanteuse de la musique populaire des années 1950 – 60. Elle entra dans la discographie en 1954, et en 1961, elle part pour l’Amérique accompagnant le compositeur Kóstas Kaplánis (1920-1997), où elle a connu une belle carrière auprès des Grecs de la diaspora!

Notons enfin, que nous devons à Kóstas Hatzidoulís et à son œuvre, l’essentiel des informations recueillies par ses soins auprès de Vassílis Tsitsánis, dont celles retraçant le véritable sort de… notre Princesse.

Notre Princesse… en musique !

De même que de nombreux recueils de disques de Rebétiko, qu’il a édités, ainsi que certaines productions discographiques d’exception, à travers lesquelles elles ont été enregistrées pour la première fois tant de chansons inédites, de créateurs tels que Vassílis Tsitsánis et bien d’autres, sans oublier bien entendu la biographie de Tsitsánis déjà citée.

La presse grecque, a d’ailleurs publié à sa juste manière, la nécrologie de Kóstas Hatzidoulís et qui comprend comme il se doit sa courte biographie, lui rendant ainsi hommage.

C’était le 17 avril 2019, lorsque l’on apprend le décès soudain du grand érudit Kóstas Hatzidoulís, lequel est né au Pirée en 1946”.

Passionné et chercheur historique et même découvreur de nombreuses chansons du genre Rebétiko, il a collaboré à d’abondantes revues et journaux du pays, tandis qu’une série de ses articles ont été publiés dans la presse internationale”.

Il a personnellement supervisé de copieuses créations discographiques et plus amplement musicales, et il a écrit de livres biographiques, tels que Vassílis Tsitsánis : Ma vie, mon œuvre, ou Arhòndissa – Le secret d’une vie, et encore Histoire du Rebétiko”.

Kóstas Hatzidoulís et Vassílis Tsitsánis

Kóstas Hatzidoulís, l’homme qui a tant accordé son nom avec le Rebétiko et la chanson populaire, est parti subitement, même si rien ne lui faisait sentir que sa mort était proche. Ses amis et associés le recherchaient encore et encore en tentant à le joindre au téléphone et quand le téléphone sonnait sans la moindre réponse, ils sentaient immédiatement que quelque chose de grave s’était produit”.

Ils espéraient qu’il se serait enfoncé quelque part dans les recoins de ses vastes et inestimables archives, ou qu’il serait descendu dans les rues de son quartier pour nourrir les chats qu’il aimait tant”.

Cependant, lorsqu’ils se sont rendus au petit appartement où il vivait au Pirée, leurs pires craintes se confirmèrent. Ils l’ont trouvé endormi paisiblement, car trahi par son cœur. Un cœur qui a tant contenu et diffusé de grandes et profondes joies, mises en orbite par les Muses de son esprit, ceci durant 73 ans, plein d’expériences de vie en musique”.

La Grèce en somme, ses musiques, ses Princesses, ses érudits et leurs chats!

Sotiroúla et Volódia, parmi les chats de GreekCity. Péloponnèse, mars 2025

* Photo de couverture: Au musée Vassílis Tsitsánis. Tríkala, 2025



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