La fille du roi
Il était une fois un roi sur son île, Sýrna, également désignée en tant qu’Ágios Ioánnis sur certaines cartes nautiques. Son royaume alors s’étendait sur cette longue roche en mer Égée, d’environ 11 km², mesurant 4 km de long sur 2,5 km de large, ainsi que sur les trois proches îlots rocheux.
Theódoros Metaxotós, entre marins. Sýrna, 1950
Comme tant d’autres… rois en Europe, parfois même sitôt déchus à la fin des deux Guerres Mondiales, il a connu l’Occupation italienne des îles du Dodécanèse dont Sýrna et Astypaléa, ceci entre 1912 et 1943, puis la Guerre de 1940, aux fameux raids des parachutistes du Fallschirmjäger Bataillon de Brandenburg sur son île, l’éphémère “gérance” Britannique en 1943 avant le retour des Allemands jusqu’en 1944, ainsi que les… ingratitudes de la République Hellénique après 1947, quand les îles du Dodécanèse ont été enfin rattachées à la Grèce.
Sýrna au loin depuis Astypaléa, septembre 2012
Eléni, en sa qualité justement… de fille du roi de Sýrna, elle avait été à l’occasion filmée pour son témoignage, par d’autres voyageurs avertis toujours de passage, ceci dans les années 2010.
Le kiosque d’Eléni Metaxotoú, Astypaléa, septembre 2012
“Nous nous installions alors par deux personnes dans chaque grotte, et chaque membre de la famille savait au préalable où aller. D’ailleurs, mon père portait toujours un pistolet sur lui pour nous défendre, si ce n’était déjà que face aux pirates”.
“Un jour, deux navires de guerre des Anglais, entrés dans la baie de Sýrna, ont fini par être repérés par les Allemands, lesquels les ont aussitôt attaqués, puis, les soldats Allemands ont encerclé Sýrna avant d’y débarquer”. C’était, rappelons-le, le HDML MEDUSA 1381, opérant en Égée du sud en août 1944.Selon certaines sources, son équipage aurait été transféré dans un camp de prisonniers en Autriche.
Eléni Metaxotoú enfant. Presse grecque, années 2000
“Des temps durs… à faire brûler la mer, comme on dit. Je me souviens aussi du jour où nous avons repêché John Foster, ce pilote de la RAF, quand son avion fut abattu en avril 1944. Son copilote ayant trouvé la mort, cela faisait trois jours qu’il se trouvait dans son radeau et que les courants de la mer l’ont fait dériver jusqu’à nous. Il était blessé à sa jambe et à sa tête, sa chair arrachée, il a frôlé la mort. Mon père l’a installé dans une grotte et il a aussitôt prévenu les Anglais par radio”.
“Et moi, petite fille à l’âge de la maternelle, j’étais chargée pour rester auprès de lui dans la grotte, et de lui apporter la nourriture dans sa bouche en lui disant – mam – manger, et seulement bien plus tard, les Anglais ont pu le récupérer lorsque sa santé fut un peu rétablie”.
Hommes à bord du HDML MEDUSA 1381, 1942 ou 1943
“Cela fait quelques années que je n’ai plus de nouvelles de John Foster, je me fais du souci. Puis, c’était peu après la guerre, une nuit, nous avons entendu un vacarme comme jamais auparavant. Mon père et ses bergers sont allés voir, cela venait de la baie toute proche. Et il a vu un enfer. Un gros bateau se déchirait sur les rochers en train de couler déjà, éventré, c’était le 07 décembre 1946”.
“Puis, beaucoup de gens jeunes, hommes, femmes et enfants étaient en train de se noyer. Mon père a d’abord tiré une balle dans l’air pour prévenir, puis il interrogea un premier rescapé pour comprendre. Nous ne savions rien sur ces gens et nous avions peur, il y en avait presque neuf cent âmes à bord du bateau”.
John Foster à travers la presse d’après-guerre
“Vous les ferez cuire en allumant des feux, il n’y a qu’à ramasser du bois. Par contre, lorsque vous entendrez mes coups de feu, il faut que vous vous réunissiez tous sur la plage, ce sera le signal, les vôtres seront venus vous récupérer. Nous avions déchiré nos draps pour fabriquer des bandages pour les blessés, puis, mon père a alerté les Anglais à Rhodes. En attendant, nous nous sommes aperçus qu’un nouveau-né pleurait quelque part entre les rochers”.
Mémoire de l’Occupation Italienne 1912-1944. Astypaléa, 2012
“En attendant les secours par bateau, les Anglais ont fait parachuter des vivres et des médicaments. Puis, ces gens ont été récupérés, mais après, des cadavres ont été rejetés sur la plage, c’était atroce. Mon père et ses bergers les ont enterrés comme ils le pouvaient. Dans les années 1950, des Israéliens, militaires et autres, sont venus récupérer les restes des leurs… sans vraiment nous remercier. Tristes temps. Sauf que la fin de la Guerre ne nous a pas apporté la paix”.
Fallschirm-Jäger-Bataillon Brandenburg et leur canon antiaérien. Astypaléa, 1944
“Il a sitôt décrété un appel d’offres afin de louer notre terre à d’autres bergers, et nous en étions chassés. Il a fallu ensuite, disons négocier avec les bergers intrus, pour revenir un an après sur notre île et presque repartir à zéro avec trente bêtes”.
Même endroit. Astypaléa, 2012
“J’ai honte, nous avons résisté et voilà qu’ils reviennent. Nous leur donnons notre soleil, notre vent et ils nous les revendent ensuite, c’est du n’importe quoi… Mais qui va écouter une vieille comme moi ? Ils prétendent que c’est plutôt positif pour l’île. Le vent de l’Égée les emportera tous et nous avec… Enterrez-moi à Sýrna pourtant, près de la chapelle…”
Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012
Et pour ne rien taire déjà du passé, sur les murs du café de Moungós à Chóra, on avait suspendu en guise de brocante intangible ce qui subsistait alors encore du court vingtième siècle, de passage brutal autant par ces lieux. Constantin le Roi des Grecs, le Duce, Che Guevara, divers objets italiens, photos du temps de la Guerre de 1940, puis celle de Karamanlís, politicien… parmi les incontournables d’Athènes. Et c’est ainsi que les commutateurs ontologiques du futur cette fois-ci, discutés et débattus avec ferveur entre deux verres d’ouzo, n’avaient semble-t-il, plus à s’affoler.
Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012
Le maire de l’île du moment, Panormítis Kontarátos, rencontré en septembre 2012 dans son bureau, nous affirmait “que les retombées du projet concernant Astypaléa et même Sýrna seront positives, surtout que les habitants d’Astypaléa n’auront pas à supporter les éventuelles nuisances grâce à la distance. Notre pays et l’archipel, traversent une bien mauvaise phase, mais nous luttons pour notre futur. Déjà que la pratique de la médecine, les soins, ou les transports, demeurent ici un problème épineux…”
Sýrna donc, île inhabitée aujourd’hui et réserve d’oiseux reconnue, où l’on découvre des vestiges de bâtiments sur un promontoire entre deux baies peu profondes dans le sud-ouest de l’île, une chapelle dédiée à Saint Jean et autre à Saint Georges. Les habitants des autres îles continueraient toutefois à pratiquer l’élevage sur Sýrna, puis la pêche.
On contemplera la mer. Astypaléa, septembre 2012
Puis, les générations d’après, comme de coutume, se remettent à vivre et à oublier les horreurs… jusqu’à la prochaine guerre. On appelle cela, à l’instar de la géopolitique, la “détente”. Et à ce propos, j’avais rencontré en 2012 à Astypaléa certains skippers Allemands, Britanniques, Français et même Turcs, tous gens courageux, cultivés… par la mer en surface, et enfin, honorablement joyeux dans leurs propos, plutôt terre à terre certes.
Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012
Marínos qui tient un café depuis 1990 sur la baie de Maltezána, toujours à Astypaléa et qui est aussi un excellent pâtissier, le confirmait à sa manière, mais c’était en ce lointain 2012. “Des skippers et autres plaisanciers Grecs on n’en voit plus tellement depuis trois ans. Et lorsqu’ils viennent, ils vont acheter des haricots surgelés à la supérette en face pour cuisiner à bord, ils ne sortent plus. La… belle époque a pris progressivement la fuite depuis 2008. Mais j’ai toujours le sourire. On se débrouille, tantôt il y a la pêche, nos patates et nos bêtes, c’est cela la vie”.
Le café de Marínos. Maltezána, 2012
Je me souviens d’avoir également assisté à l’inauguration de l’année scolaire, toujours à Astypaléa en ces temps presque reculés de 2012. Comme partout en Grèce, c’est en même temps un acte… de bénédiction par le pope du coin.
Au café de Marínos. Maltezána, 2013
Un garçon interrompit sa directrice, “Madame, je voudrais devenir capitaine de navire, je peux ?” et tout le monde a pu rire enfin. “Dernière chose” – poursuivit la directrice – “nous venons de recevoir des instructions de la part du Ministère: les parents dont les revenus annuels ne dépassent guère les 3.000 euros, peuvent déposer un dossier auprès de moi et ainsi recevoir une petite aide sous forme d’allocation. C’est par les directions des écoles que ces dossiers seront ensuite transmis plus haut”.
L’année scolaire inaugurée. Astypaléa, septembre 2012
En attendant le bateau de ligne vers le Pirée et relisant mon carnet de notes ethnographiques, j’ai eu tout juste le temps d’un café fredo à la grecque chez Marínos et ensuite, d’une avant-dernière retrouvaille avec la fille du roi de Sýrna, car j’y suis retourné un an plus tard, en 2013. “Écoutez-la” – m’a-t-elle dit sa nièce – “elle a raison cette dame car elle vient de la vie, c’est à dire de la mer”.
Astypaléa en ces temps presque lointains de 2012
C’est ainsi entre autres, que nous n’avons plus guère visité ces hauts-lieux Égéens, surtout quand les éoliennes des temps d’après menacent par exemple Syrna et ses trois îles. D’ailleurs, notre Grèce Autrement… concentre toute son énergie pour faire découvrir la Grèce continentale, avec comme nouveauté officialisée désormais pour 2025, la belle et insolite région de l’Épire.Loin si possible de l’Égée modèle… ou sinon remodelée, c’est selon.
Vision… du monde. Astypaléa, septembre 2012
Elle voulait vraiment retourner à Sýrna et nous lui avons promis de revenir avec elle, promesse qui n’a pas été tenue car Eleni Metaxotoú est… partie pour d’autres royaumes le 5 mai 2021.
Nous ne l’oublierons jamais, elle, comme son royaume autant celui des chats qu’elle aimait tant, désormais entre la mer et le ciel infini.
Couleur locale. Astypaléa, septembre 2012
* Photo de couverture: Eléni Metaxotoú… la fille du roi. Astypaléa, septembre 2012