La fille du roi


Il était une fois un roi sur son île, Sýrna, également désignée en tant qu’Ágios Ioánnis sur certaines cartes nautiques. Son royaume alors s’étendait sur cette longue roche en mer Égée, d’environ 11 km², mesurant 4 km de long sur 2,5 km de large, ainsi que sur les trois proches îlots rocheux.

Theódoros Metaxotós, entre marins. Sýrna, 1950

Theódoros Metaxotós, surnommé le roi de Sýrna vécut de la sorte sur son île seul, entouré de sa famille, ses bergers et ses bêtes jusqu’en 1970, quand il quitta définitivement son royaume pour la grande île voisine d’Astypaléa – ou Astypálaia, vingt milles marins plus au nord dans l’archipel.

Comme tant d’autres… rois en Europe, parfois même sitôt déchus à la fin des deux Guerres Mondiales, il a connu l’Occupation italienne des îles du Dodécanèse dont Sýrna et Astypaléa, ceci entre 1912 et 1943, puis la Guerre de 1940, aux fameux raids des parachutistes du Fallschirmjäger Bataillon de Brandenburg sur son île, l’éphémère “gérance” Britannique en 1943 avant le retour des Allemands jusqu’en 1944, ainsi que les… ingratitudes de la République Hellénique après 1947, quand les îles du Dodécanèse ont été enfin rattachées à la Grèce.

Sýrna au loin depuis Astypaléa, septembre 2012

J’ai envie d’être enterrée à Sýrna, j’ai les larmes aux yeux quand je lève mon regard vers le Sud”, m’avait-t-elle confié en septembre 2012 Eléni Metaxotoú, la fille… du roi, rencontrée sur le port de Péra Gialós à Astypaléa, devant son kiosque et entourée de tant de souvenirs… comme de chats. Elle y vendait à l’époque, du tabac, des glaces et de la toute petite épicerie que l’on croit encore élémentaire, au beau milieu d’un univers qui fut le sien, où les commutateurs pélagiques de la crise grecque d’alors, finissaient par devenir… historisés.

Eléni, en sa qualité justement… de fille du roi de Sýrna, elle avait été à l’occasion filmée pour son témoignage, par d’autres voyageurs avertis toujours de passage, ceci dans les années 2010.

Le kiosque d’Eléni Metaxotoú, Astypaléa, septembre 2012

Sýrna était notre île bien à nous, nous avions nos bêtes, des vaches, des moutons, des chèvres et des cochons. J’y suis née. Durant la guerre, mon père était de la Résistance. Nous aidions les Anglais, on avait donné à mon père une radio de communication qu’il cacha au fond d’une grotte. Dans d’autres grottes, il avait entreposé de l’eau et des conserves et nous y allions à chaque fois que des intrus s’aventuraient sur notre île… ces grottes se sont avérées bien utiles durant la guerre”.

Nous nous installions alors par deux personnes dans chaque grotte, et chaque membre de la famille savait au préalable où aller. D’ailleurs, mon père portait toujours un pistolet sur lui pour nous défendre, si ce n’était déjà que face aux pirates”.

Un jour, deux navires de guerre des Anglais, entrés dans la baie de Sýrna, ont fini par être repérés par les Allemands, lesquels les ont aussitôt attaqués, puis, les soldats Allemands ont encerclé Sýrna avant d’y débarquer”. C’était, rappelons-le, le HDML MEDUSA 1381, opérant en Égée du sud en août 1944.Selon certaines sources, son équipage aurait été transféré dans un camp de prisonniers en Autriche.

Eléni Metaxotoú enfant. Presse grecque, années 2000

Inutile de dire que nous, nous nous cachions dans les grottes. Nous avions même enfermé nos six chiens dans un ancien puits sans eau, car ils allaient nous suivre ces pauvres bêtes et nous serions ainsi trahis. Nous avions à l’occasion abandonné toutes nos autres bêtes, les chats et les poules de la maison et jusqu’à nos troupeaux, en attendant le départ des soldats ennemis”.

Des temps durs… à faire brûler la mer, comme on dit. Je me souviens aussi du jour où nous avons repêché John Foster, ce pilote de la RAF, quand son avion fut abattu en avril 1944. Son copilote ayant trouvé la mort, cela faisait trois jours qu’il se trouvait dans son radeau et que les courants de la mer l’ont fait dériver jusqu’à nous. Il était blessé à sa jambe et à sa tête, sa chair arrachée, il a frôlé la mort. Mon père l’a installé dans une grotte et il a aussitôt prévenu les Anglais par radio”.

Et moi, petite fille à l’âge de la maternelle, j’étais chargée pour rester auprès de lui dans la grotte, et de lui apporter la nourriture dans sa bouche en lui disant – mam – manger, et seulement bien plus tard, les Anglais ont pu le récupérer lorsque sa santé fut un peu rétablie”.

Hommes à bord du HDML MEDUSA 1381, 1942 ou 1943

John Foster est venu nous voir après la guerre à Astypaléa. Nous avions déjà déterré les restes de mon père, les déposant dans la boite métallique comme de coutume. John ouvrit la boite… pour prendre le crane de mon père affectueusement dans ses bras. Il a pris son os du pied pour le poser sur le sien, jadis blessé. Il est resté ainsi immobile à pleurer durant des heures”.

Cela fait quelques années que je n’ai plus de nouvelles de John Foster, je me fais du souci. Puis, c’était peu après la guerre, une nuit, nous avons entendu un vacarme comme jamais auparavant. Mon père et ses bergers sont allés voir, cela venait de la baie toute proche. Et il a vu un enfer. Un gros bateau se déchirait sur les rochers en train de couler déjà, éventré, c’était le 07 décembre 1946”.

Puis, beaucoup de gens jeunes, hommes, femmes et enfants étaient en train de se noyer. Mon père a d’abord tiré une balle dans l’air pour prévenir, puis il interrogea un premier rescapé pour comprendre. Nous ne savions rien sur ces gens et nous avions peur, il y en avait presque neuf cent âmes à bord du bateau”.

John Foster à travers la presse d’après-guerre

Ces gens, étaient des Juifs se rendant en Palestine, pauvres gens. Mon père ne savait pas comment faire. Nous avons hébergé à la maison les blessés les plus atteints, puis mon père a ordonné à ses bergers d’égorger des bêtes par dizaines et de les faire cuire. Il a dit aussi aux rescapés – Dispersez-vous dans les environs et capturez des bêtes”.

Vous les ferez cuire en allumant des feux, il n’y a qu’à ramasser du bois. Par contre, lorsque vous entendrez mes coups de feu, il faut que vous vous réunissiez tous sur la plage, ce sera le signal, les vôtres seront venus vous récupérer. Nous avions déchiré nos draps pour fabriquer des bandages pour les blessés, puis, mon père a alerté les Anglais à Rhodes. En attendant, nous nous sommes aperçus qu’un nouveau-né pleurait quelque part entre les rochers”.

Mémoire de l’Occupation Italienne 1912-1944. Astypaléa, 2012

Effectivement, sa maman l’avait jeté à temps du naufrage mais elle, elle n’a pas pu survivre, le bateau l’emporta. Pauvre femme, son bébé a survécu car il était enveloppé dans deux couvertures. J’ai pris ce bébé et je m’occupais de lui. On lui donnait du lait de chèvre, puis, au moment où les secours sont arrivés, je ne voulais pas me séparer de lui. Je venais tout juste de perdre mon frère, alors âgé de quatre ans, emporté par la maladie, dans ma petite tête, ce bébé, ce garçon, signifiait le retour de mon frère”.

En attendant les secours par bateau, les Anglais ont fait parachuter des vivres et des médicaments. Puis, ces gens ont été récupérés, mais après, des cadavres ont été rejetés sur la plage, c’était atroce. Mon père et ses bergers les ont enterrés comme ils le pouvaient. Dans les années 1950, des Israéliens, militaires et autres, sont venus récupérer les restes des leurs… sans vraiment nous remercier. Tristes temps. Sauf que la fin de la Guerre ne nous a pas apporté la paix”.

Fallschirm-Jäger-Bataillon Brandenburg et leur canon antiaérien. Astypaléa, 1944

Lorsque la Grèce est enfin arrivée et tant qu’administration, et nous nous croyons libérés, le maire d’Astypaléa d’alors, un ancien collabo des Allemands et des Italiens, a dit que Sýrna appartenait désormais à la commune”.

Il a sitôt décrété un appel d’offres afin de louer notre terre à d’autres bergers, et nous en étions chassés. Il a fallu ensuite, disons négocier avec les bergers intrus, pour revenir un an après sur notre île et presque repartir à zéro avec trente bêtes”.

Même endroit. Astypaléa, 2012

Dans les années ’70, nous avons définitivement quitté Sýrna pour Astypaléa, mon père a aussitôt déclaré un cancer et mourut. J’ai été convoquée par les autorités à Rhodes ensuite, pour recevoir la médaille militaire de mon père, déjà médaillé par les Britanniques. Cela se nomme un État… Puis… et j’en suis outrée, j’ai envie de mourir de colère en apprenant récemment que les Allemands iront installer des photovoltaïques et des éoliennes sur Sýrna”.

J’ai honte, nous avons résisté et voilà qu’ils reviennent. Nous leur donnons notre soleil, notre vent et ils nous les revendent ensuite, c’est du n’importe quoi… Mais qui va écouter une vieille comme moi ? Ils prétendent que c’est plutôt positif pour l’île. Le vent de l’Égée les emportera tous et nous avec… Enterrez-moi à Sýrna pourtant, près de la chapelle…

Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012

Au vieux café et ailleurs, la communauté Astypalióte semblait à l’époque plutôt divisée. “Les retombées seront positives, il y aura des emplois créés, puis l’île retrouvera peut-être son autonomie en électricité”, on entendait alors dire ici ou là.

Et pour ne rien taire déjà du passé, sur les murs du café de Moungós à Chóra, on avait suspendu en guise de brocante intangible ce qui subsistait alors encore du court vingtième siècle, de passage brutal autant par ces lieux. Constantin le Roi des Grecs, le Duce, Che Guevara, divers objets italiens, photos du temps de la Guerre de 1940, puis celle de Karamanlís, politicien… parmi les incontournables d’Athènes. Et c’est ainsi que les commutateurs ontologiques du futur cette fois-ci, discutés et débattus avec ferveur entre deux verres d’ouzo, n’avaient semble-t-il, plus à s’affoler.

Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012

Le café a toutefois fermé ses portes, ou plus précisément, il a été vendu pour changer de propriétaire en 2020, d’où visiblement la fin de ce décor historisé sur ses murs.

Le maire de l’île du moment, Panormítis Kontarátos, rencontré en septembre 2012 dans son bureau, nous affirmait “que les retombées du projet concernant Astypaléa et même Sýrna seront positives, surtout que les habitants d’Astypaléa n’auront pas à supporter les éventuelles nuisances grâce à la distance. Notre pays et l’archipel, traversent une bien mauvaise phase, mais nous luttons pour notre futur. Déjà que la pratique de la médecine, les soins, ou les transports, demeurent ici un problème épineux…

Sýrna donc, île inhabitée aujourd’hui et réserve d’oiseux reconnue, où l’on découvre des vestiges de bâtiments sur un promontoire entre deux baies peu profondes dans le sud-ouest de l’île, une chapelle dédiée à Saint Jean et autre à Saint Georges. Les habitants des autres îles continueraient toutefois à pratiquer l’élevage sur Sýrna, puis la pêche.

On contemplera la mer. Astypaléa, septembre 2012

Et à Astypaléa, on contemplera toujours la mer depuis la falaise, à la quasi jonction des côtes Sud et Nord sur cette île sous forme de papillon, à l’endroit exact où les jeunes hommes du Fallschirm-Jäger-Bataillon Brandenburg, avaient installé leur canon antiaérien. Cependant, cette vieille guerre a laissé ses traces, comme on l’affirmait toujours sur place, il y a plus de dix ans tout de même.

Puis, les générations d’après, comme de coutume, se remettent à vivre et à oublier les horreurs… jusqu’à la prochaine guerre. On appelle cela, à l’instar de la géopolitique, la “détente”. Et à ce propos, j’avais rencontré en 2012 à Astypaléa certains skippers Allemands, Britanniques, Français et même Turcs, tous gens courageux, cultivés… par la mer en surface, et enfin, honorablement joyeux dans leurs propos, plutôt terre à terre certes.

Sur les murs du café à Chóra. Astypaléa, 2012

Tout comme un retraité Hellène… venu de Tasmanie, rencontré lui dans le bus, reliant les deux extrémités asphaltées de l’île. “J’ai quitté la Grèce depuis l’autre île d’en face, à l’âge de 15 ans. J’ai fait deux ans dans la marine marchande, puis à l’âge de 17 ans, j’ai émigré en Australie, c’est ainsi que je me suis fait Tasmanien. La mer là-bas c’est l’Océan, comment vous dire… c’est un autre soleil”.

Marínos qui tient un café depuis 1990 sur la baie de Maltezána, toujours à Astypaléa et qui est aussi un excellent pâtissier, le confirmait à sa manière, mais c’était en ce lointain 2012. “Des skippers et autres plaisanciers Grecs on n’en voit plus tellement depuis trois ans. Et lorsqu’ils viennent, ils vont acheter des haricots surgelés à la supérette en face pour cuisiner à bord, ils ne sortent plus. La… belle époque a pris progressivement la fuite depuis 2008. Mais j’ai toujours le sourire. On se débrouille, tantôt il y a la pêche, nos patates et nos bêtes, c’est cela la vie”.

Le café de Marínos. Maltezána, 2012

L’établissement de Marínos est toujours à sa bonne place… gâtée, et il bénéficie paraît-il du nouveau tourisme “réinventé” de la dite après-crise, un tourisme essentiellement international pourtant et pour cela, de plus en plus massif.

Je me souviens d’avoir également assisté à l’inauguration de l’année scolaire, toujours à Astypaléa en ces temps presque reculés de 2012. Comme partout en Grèce, c’est en même temps un acte… de bénédiction par le pope du coin.

Au café de Marínos. Maltezána, 2013

La directrice de l’école primaire avait d’ailleurs souligné dans son discours “que nous devons soutenir la connaissance et le savoir car il faut viser déjà très haut dans les études, c’est-à-dire, l’université. La crise passera, et de toute manière les enseignants, même dans l’adversité économique livreront cette bataille. Le savoir acquis sera indispensable… et qui sait, certains enfants pourront s’en sortir ailleurs, en Australie, en Angleterre, ou dans les autres pays de l’U.E.”, et tout était alors dit.

Un garçon interrompit sa directrice, “Madame, je voudrais devenir capitaine de navire, je peux ?” et tout le monde a pu rire enfin. “Dernière chose” – poursuivit la directrice – “nous venons de recevoir des instructions de la part du Ministère: les parents dont les revenus annuels ne dépassent guère les 3.000 euros, peuvent déposer un dossier auprès de moi et ainsi recevoir une petite aide sous forme d’allocation. C’est par les directions des écoles que ces dossiers seront ensuite transmis plus haut”.

L’année scolaire inaugurée. Astypaléa, septembre 2012

Enfin, un élu de la région, prenant la parole à son tour, s’est excusé devant les enfants. “Nous nous excusons parce que nous vous laisserons un piètre monde, un monde mauvais. J’espère que vous le changerez… nous, nous n’avons pas pu, les parents et autres adultes présents avaient sitôt baissé leurs yeux, tandis que les enfants n’avaient des yeux que pour les sucreries qui les attendaient à la clôture des discours”.

En attendant le bateau de ligne vers le Pirée et relisant mon carnet de notes ethnographiques, j’ai eu tout juste le temps d’un café fredo à la grecque chez Marínos et ensuite, d’une avant-dernière retrouvaille avec la fille du roi de Sýrna, car j’y suis retourné un an plus tard, en 2013. “Écoutez-la” – m’a-t-elle dit sa nièce – “elle a raison cette dame car elle vient de la vie, c’est à dire de la mer”.

Astypaléa en ces temps presque lointains de 2012

Depuis, Astypaléa est devenue une île dite “modèle écologique” sous l’aimable collaboration de l’Allemagne, tout comme essentiellement de Volkswagen, quand la firme de la “voiture du peuple” prétend y installer son… paradis vert électrique.

C’est ainsi entre autres, que nous n’avons plus guère visité ces hauts-lieux Égéens, surtout quand les éoliennes des temps d’après menacent par exemple Syrna et ses trois îles. D’ailleurs, notre Grèce Autrement… concentre toute son énergie pour faire découvrir la Grèce continentale, avec comme nouveauté officialisée désormais pour 2025, la belle et insolite région de l’Épire.Loin si possible de l’Égée modèle… ou sinon remodelée, c’est selon.

Vision… du monde. Astypaléa, septembre 2012

Eléni Metaxotoú a ainsi vécu son enfance, puis une partie de sa vie d’adulte sur l’île rocheuse de Sýrna, non loin d’Astypaléa, décidément, sous un autre paradigme ontologique.

Eléni Metaxotoú en 2016, photo de Konstantínos Sofikítis

Elle voulait vraiment retourner à Sýrna et nous lui avons promis de revenir avec elle, promesse qui n’a pas été tenue car Eleni Metaxotoú est… partie pour d’autres royaumes le 5 mai 2021.

Nous ne l’oublierons jamais, elle, comme son royaume autant celui des chats qu’elle aimait tant, désormais entre la mer et le ciel infini.

Couleur locale. Astypaléa, septembre 2012

* Photo de couverture: Eléni Metaxotoú… la fille du roi. Astypaléa, septembre 2012



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