Portez-vous bien maître !


L’écrivain et poète Yórgos Ioánnou fut d’abord un pédagogue. Ses longues années de maître, au sens le plus noble du terme, l’avaient d’ailleurs conduit jusqu’à Tríkala entre 1956 et 1957, quand il enseigna les lettres classiques et modernes au sein d’un des lycées privés en cette ville historique de la Thessalie. Il nous a ainsi légué son émouvant récit, tiré de l’expérience du jeune professeur qu’il fut Ioánnou à l’époque. Tout comme la nouvelle qui suit, publiée pour la première fois en 1979, laquelle est pareillement issue d’une pareille expérience.

Mobilier de Yórgos Ioánnou. Vafopoúleio, Thessalonique, années 2020

Elle provient du recueil d’Ioánnou “Pour adolescents et pas seulement” diffusé en 1982, où entre autres thèmes, on y retrouve le clivage entre les contrées alors profondes de la Grèce et les deux grandes villes, Athènes et Thessalonique, clivage qui demeure plus que latent à travers toute son œuvre.

Prenant cette fois-ci volontairement la forme du récit d’un élève incarnant le supposé “observateur participant”, comme par hasard, ce nouvel héros de Yórgos Ioánnou est d’ailleurs autant que lui, originaire de la grande ville, scolarisé au sein un établissement situé en pleine campagne. Le texte, fait également référence à l’amour du philologue pour son métier, autrement-dit, de l’enseignant de Lettres grecques classiques et modernes qu’Ioánnou a été durant près de quarante ans.

Amour, sinon infaillible pour la tradition populaire, d’où sa méthodologie d’enseignement aux diverses activités qu’il confiait à ses élèves dans le but de mettre en pratique les connaissances théoriques du cours, mais surtout, d’entrer en contact avec leurs traditions populaires locales encore vivantes en cette Grèce des années 1960 à 1970. Enfin, de la faire aimer également.

Yórgos Ioánnou, jeune professeur. Années 1960

En somme, une… ultime Patridographie du terroir humain hellénique, avant, notons-le, la mainmise totale de la ville sur la campagne.

“Portez-vous bien maître !”

L’avant-dernière année, alors que j’étais scolarisé au sein d’un lycée de campagne, un jeune philologue avait été nommé chez nous, ayant il faut dire, beaucoup d’appétit pour son travail. Il aimait amplement l’école et les élèves, et nous pouvions discerner qu’il voulait non seulement connaître les gens du village, voire, aborder leurs problèmes, mais autant se renseigner sur tout ce qui s’était produit en cet endroit par le passé. En bref, c’était un homme vivant et agréable et de ce fait, les habitants l’ont immédiatement adoré”.

Parfois, lorsque nous partions en courte excursion à pied dans les alentours, il faisait raconter aux enfants qui l’entouraient – et il était toujours entouré d’élèves – diverses histoires de leur village et principalement des histoires sur l’endroit précis où nous étions allés en excursion”.

C’était bien agréable sous l’air frais, entre les fleurs et les plantes, que d’entendre ces histoires. Les élèves alors évoquaient les différents noms des champs, des rochers, des sources et même des grands arbres et j’écoutais tout cela avec étonnement. Ils racontaient des histoires, des contes de fées, de belles blagues et surtout, ils fredonnaient des chansons folkloriques”.

Yórgos Ioánnou, “Portez-vous bien maître !”

Eux mon ami, ils connaissaient leurs racines et leur germe de grand-père à grand-père, alors que nous, nous ne connaissions même pas notre grand-père. Et le professeur en connaissait autant, même s’il dit qu’il vient d’Athènes. Comment savait-il alors tant de choses ? Puis, les enfants eux-mêmes en restaient autant perplexes quand ils ont eu à enquêter auprès de leurs propres familles”.

Comment se sont-ils souvenus de tout cela qu’ils venaient de formuler, d’où l’ont-ils obtenu, quand l’ont-ils appris et ne le savaient-ils guère auparavant ? Bien sûr, ils ont entendu les adultes raconter, mais ce n’est que maintenant, quand ils ont dû raconter à leur tour, qu’ils ont saisi toutes ces belles choses qu’ils avaient apprises. Et de fait, ils les avaient tous apprises et en bénéficiaient alors tous maintenant, dans le partage. Comme un trésor caché et alors inexpliqué, tel que l’enthousiasme d’un homme l’avait enfin révélé”.

Notre professeur nous disait que ces choses issues des ancêtres sont d’une grande importance, qu’il faut les respecter copieusement, en prendre soin, les préserver et y tenir comme à la prunelle de nos yeux, autrement-dit, les suivre. C’est notre culture populaire, dit-il. Tout cela qui nous convient, comme on le sait parfaitement”.

Manuscrit sur Yórgos Ioánnou

Et sous peu de temps, quand au cours du grec moderne et de sa littérature, nous avons abordé la chanson populaire traditionnelle, notre professeur alors il jubilait. Il nous a apporté divers livres de chez lui et il nous les a lues. Il a apporté des disques, des magnétophones, des diapositives”.

Dès que la leçon livresque était terminée, il nous faisait des projections pour nous montrer des lieux, des costumes, des maisons, tout comme il nous faisait écouter de chansons folkloriques à bas volume, mettant ses vinyles au tourne-disque et ses bandes au magnétophone pour que nous les écoutions. Il nous a même encouragé à l’accompagner en chantant doucement et il a été le premier à montrer l’exemple. Les enfants ont ainsi vaincu leur peur, de même que leur pudeur”.

Et certains élèves, ayant comme on dit de la bonne voix, ont d’eux-mêmes demandé à chanter les airs locaux. Le professeur était ravi. Il nous a même semblé un instant qu’il était en larmes, mais peut-être qu’il ne l’était pas. Pendant que les autres chantaient, deux ou trois enfants, garçons et filles, dansaient doucement sur le rythme de la chanson dans la salle de classe”.

Mobilier de Yórgos Ioánnou. Vafopoúleio, Thessalonique, années 2020

À la fin, nous avons spontanément applaudi, et c’est alors vraiment que nous avons vu notre professeur quelque peu affligé. -On va déranger les autres, nous a-t-il dit. Si seulement il savait, ce qui se produisait avant, avec d’autres professeurs. Quel chaos et alors quel vacarme, et cela sans danses ni chansons”.

Et ainsi, quand nous sommes sortis de classe pour la recréation, d’après les questions que les autres élèves nous ont posé, nous avons constaté qu’ils n’avaient entendu que nos applaudissements. Nous leur avons expliqué et ils nous ont regardé avec étonnement”.

-Donc, vous n’avez pas fait cours ?, nous ont-ils demandé. -N’est-ce pas une leçon bien différente ?, leur avons-nous sitôt répondu. -Vous qui suivez un cours… distancé, que savez-vous des chansons folkloriques, des chants et même des danses ? -Savez-vous ceci, savez-vous cela, connaissez-vous l’autre chose ?, nous leur avons lancé. Nos pauvres amis ; ils ne savaient rien, cela va sans dire. Mais ils connaissaient très bien toute la liste faite de chants que l’on dit modernes aux frissonnements sauvages comme autant empoisonnés”.

Salle de classe en Grèce. Thessalie, années 1960

-Portez-vous bien, maître, lui dit un jour en pleine classe, un de nos camarades un peu plaisantin et qui avait de l’audace. -Vous nous avez fait dépasser la peur. Nous ici, avons eu honte de nos chants et de nos coutumes jusqu’à maintenant. On nous a dit que ce sont des vieilleries dépassées et que, comme ils ne les chantent pas dans les discothèques, ce n’est pas du bon. -Qu’est-ce que tu dis, mon enfant ? lui répondit le professeur, visiblement ému”.

Nous l’avons bien vu. -Qui te dit tout cela ? Notre tradition ! Nos chansons ! Le Saint des Saints. Et soudain son visage devint un peu farouche et distant comme s’il voyait dans les profondeurs un ennemi hideux, tel un monstre. Nous restions silencieux, mais nous sentions que cette scène sera imprimée dans nos âmes”.

En quelques jours, après nous avoir donné diverses instructions, il nous a fait recueillir auprès des grands-mères, des grands-pères et de diverses tantes, des chansons, des contes et des coutumes. En peu de temps, ce que ces enfants ont commencé à apporter, était inimaginable”.

Tel fut l’enthousiasme ambiant, que tout le village en parlait. -Bravo au professeur ! C’est un vrai maître !, disait-on au café. Et les gens, considéraient comme de leur honneur, que le professeur puisse s’asseoir à leur table pour lui offrir un verre”.

Yórgos Ioánnou. Thessalonique, années 1970

Et au sein de notre classe, nous lisions entre nous de temps en temps ces textes issus de la récolte que les enfants avaient apportés, nous en avons discuté et certains, avec l’aide des élèves, nous les avons écrits disons plus correctement, car certains enfants ne les avaient pas transcrits bien fidèlement, soit parce qu’ils ne l’ont pas pu, soit parce qu’ils ont voulu rendre ces récits plus nobles. Pourtant, notre enseignant l’avait constamment souligné. -Transcrivez alors fidèlement, toujours fidèlement, aussi fidèlement que possible. Ce n’est pas à vous de les raccommoder”.

Cependant, ma propre position devenait quelque peu pénible. Nous, c’est-à-dire ma famille, nous étions étrangers à cet endroit. Mon père s’y trouvait en tant que fonctionnaire. J’ai vraiment adoré toutes ces choses, mais quoi écrire et d’où ?

Les autres élèves pouvaient rédiger ces récits issus de la tradition bien facilement, non seulement parce qu’ils avaient des proches qui pouvaient leur en raconter, mais aussi, parce qu’ils les entendaient même à moitié de manière spontanée, et les saisissaient donc immédiatement. Mais comment puis-je aller à mon tour si vite à l’essentiel ?

Jeunes écoliers. Thessalie, années 1960

Et donc, j’avoue que j’ai fait un peu, je suppose… de ruse, juste pour présenter quelque chose moi aussi de mon côté, au professeur. J’ai trouvé un autre vieux livre de lecture pour jeunes enfants, et j’ai copié quelques chansons folkloriques à partir de là. -Le professeur ne pouvait pas savoir ces choses-là, me disais-je”.

Maintenant, est-ce qu’un professeur de notre époque, se souviendrait-il des livres pour enfants, alors si vieux ? Et c’est de la sorte depuis ce livre je les ai copiées… mes chansons, qui plus est, en belles lettres calligraphiées. C’étaient de très belles chansons folkloriques, probablement meilleures que celles que les autres élèves en avaient apporté”.

Pourtant, j’étais assez inquiet quand un jour j’ai vu mon cahier, bien séparé des autres sur le bureau du professeur. Notre enseignant, quand ce fut mon tour, me regarda un peu en riant et me dit. -Belles chansons que celle de Nikólaos Polítis que vous tu as apportées”.

Cherche, maintenant, à récolter quelque chose du village. Cela te fera du bien. Les autres enfants souriaient, peut-être n’avaient-ils pas tout compris. Cependant, j’ai bien eu honte. Mais comment l’enseignant s’est-il rendu compte de ma ruse tout de suite?

Yórgos Ioánnou, années 1960 et 1970

Cependant j’ai vite été réconforté, quand ce fut le tour d’un autre enfant, également étranger au village, il devait lui aussi présenter son travail de collecte. Sur son cas, notre maître ne pouvait guère contenir son air sérieux. -Mais, mon enfant, quelles sont ces choses que tu nous as apportées ? lui dit-il. Tu n’as rien compris du tout. Dommage, après tout ce que nous avons dit jusqu’à présent !

Et que s’était-il passé ? Malgré tous les cours, les danses et les chants, ce camarade de classe qui était aussi mon meilleur ami – nos pères furent collègues – avait apporté comme chanson folklorique une chanson du compositeur Attik et plus précisément celle qui dit -Au moment où le musicien ambulant passait”.

Et tandis que nous retenions tous nos ventres pour ne pas rire, certains s’étant même mis à chanter doucement cette chanson, quand le professeur répétait sans cesse : -Mais, mon enfant, c’est du n’importe quoi. Au moins tu aurais dû apporter tant de chants traditionnels comme Maria Pentagiótissa ou Tákou tákou fait le métier à tisser, mais je dirais que tu as tout mélangé. Mais ce -Au moment où le musicien ambulant passait avec son petit instrument, quelle idée ? Grand mystère !

Yórgos Ioánnou. Athènes, place Omónia, 1980

Ce n’est pas un mystère maître. C’est la grande ville qu’avait rendu cet enfant de la sorte. Non seulement il ne connaît pas la culture populaire, mais il ne peut même plus l’apprendre. Et voilà que la grande ville a parachevé son œuvre malheureusement, car elle a finalement récupéré cet enfant rien que pour elle”.

Voilà donc pour ce texte de Yórgos Ioánnou, inspiré de la Grèce d’il y a près d’un demi-siècle. Inutile de rappeler que de nos jours, ce qui subsiste de la tradition populaire en Grèce tient plutôt de l’ersatz, qui plus est, sous hybridation.

Enfin, nous reviendrons sur le compositeur Attik, de son vrai nom Kléon Triantafýllou, 1885 – 1944, car il était un compositeur grec important du début du XXe siècle. Toute une époque !

Salle de classe… augmentée en Grèce. Île de Chios, années 2020

* Photo de couverture: Salle de classe en Grèce. Thessalie, années 1960



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