Yórgos Ioánnou et son héritage
Yórgos Ioánnou, pseudonyme, puis nom légalement adopté de Geórgios Sorolópis, fut un grand et digne écrivain de la Grèce contemporaine. Il est né à Thessalonique en 1927 dans une famille de réfugiés grecs de la région de Thrace orientale, région passée sous le contrôle de la nouvelle Turquie de 1923, suite la Guerre gréco-turque en Asie mineure de 1919-1922, guerre perdue par la Grèce.
Yórgos Ioánnou enfant. Thessalonique, années 1920-1930
Il étudie au Département d’Histoire-Archéologie de la Faculté de Philosophie à l’Université de Thessalonique, où il travaille pendant un bref moment en tant qu’assistant. À partir de 1960, il enseigne les Lettres grecques anciennes et modernes dans l’enseignement secondaire, d’abord engagé par des établissements privés et par la suite, au sein de l’Instruction… à l’époque nationale, Hellénique.
Les parents de Yórgos Ioánnou. Thessalonique, années 1930
Énonçant alors de la nature de son travail, qu’il qualifiait lui-même “d’expérientielle”, Ioánnou avait précisément déclaré lors d’une interview accordée au journal “Kathimeriní” le 24 juillet 1977:
“Donc, quand je dis travail expérientiel, je veux dire la littérature qui est tirée des expériences personnelles de l’auteur. Les expériences ne sont pas seulement celles qui viennent directement, mais aussi les fantasmes et les états d’esprit forts, que l’auteur a vécus. Je me réconforte, en écrivant à la première personne. C’est quelque chose comme un besoin psychique pour moi. Cependant, la plupart de ce que j’écris n’est pas autobiographique au sens strict et il ne s’est pas passé exactement comme il apparaît à travers mes pages. Après tout, dans ma prose, j’incarne de nombreuses figures à la fois, celles que dans un sens, j’aimerais être”.
Yórgos Ioánnou sur la place Omónia. Athènes, 1980
Quelques années après sa disparition le 16 février 1985, j’avais visité le dernier appartement qu’il occupait, situé près du Musée National Archéologique d’Athènes, quand les murs portaient encore les traces de l’écrivain… avant sa rénovation et par la suite, sa vente.
Une année seulement, avant le départ physique d’Ioánnou, Théodoros, ami de longue date depuis nos années de Tríkala, ville de notre patrie locale en la région de Thessalie, avait alors rendu visite à Ioánnou chez lui. Il s’en souvient toujours.
Place Omónia. Athènes, années 2010
Mon ami fut touché par l’ambiance livresque et même… didactique du petit appartement que le poète alors occupait au centre d’Athènes, à deux pas comme on vient de l’évoquer du Musée National Archéologique, ce qui lui permettait d’ailleurs que de le visiter bien souvent.
L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 1980
Des années après sa mort, c’est finalement au Centre culturel Vafopoúleio de Thessalonique, que les archives, comme autant les meubles de Yórgos Ioánnou furent transportés, ou plus exactement installés dans une salle qui reconstitue assez fidèlement l’ultime bureau et ainsi lieu de travail athénien de l’écrivain et poète.
L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 2010
Je me souviens enfin, de la porte d’entrée de son appartement athénien lors de ma visite vers 2014. Sa sœur Dímitra, y avait collé au scotch sa carte de visite à elle ; cependant, elle y avait rajouté au stylo “Yórgos Ioánnou” précédé d’une croix. Donc départ.
L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 2010
Comme il avait été noté par les chroniqueurs de ce triste moment à l’époque, “alors on dirait… qu’il se réjouit, car enfin son corps ne fait plus qu’un, avec le corps de sa ville. Il a 57 ans et trois mois, notre écrivain resté fidèle au seul héritage que lui a laissé son père, alors qu’au même âge, lui aussi, il avait pris le même chemin jusqu’au cimetière de l’Annonciation”.
“Yórgos Ioánnou” précédé d’une croix. Athènes, années 2010
Cette ville, qui fut grande métropole sans discontinuité dès l’Antiquité, que l’on aurait déclarée volontiers métropole des Balkans, se limite progressivement depuis les années 1920, pour s’adapter aux énormes besoins créés par les nombreuses vagues de réfugiés, s’agissant des populations grecques d’Asie mineure et du Pont Euxin chassées de Turquie. D’éventuelle métropole européenne, elle se transforme en cette “Capitale des réfugiés” compatriotes, et tel fut très exactement, le titre choisi volontairement pour un recueil de textes de Yórgos Ioánnou.
Mobilier de Yórgos Ioánnou. Vafopoúleio, Thessalonique, années 2020
Ioánnou sera élevé, plongé dans cette atmosphère quand de bien multiples signes sociaux et culturels s’inscriront à jamais à son vécu, formant sa personnalité. Les premières images qu’il perçoit dans son enfance viennent des quartiers au-dessus de la rue Egnatía, près de son église préférée, celle Panagía Chalkéon – en grec moderne [Παναγία Χαλκέων], située à l’intersection des rues Egnatía et Chalkéon, à proximité de l’Agora antique de Thessalonique. Quartiers il faut préciser, populaires.
Yórgos Ioánnou à Panagía Chalkéon. Thessalonique, années 1970
Yórgos Ioánnou sait alors très précisément, de quoi il va parler. “Je n’évoque guère Thessalonique en général, mais sa cité prolétarienne, à travers une famille de prolétaires”, déclarera-t-il d’ailleurs, lors d’une interview. Les six membres de la famille Sorolópis – le vrai nom de famille de l’auteur – vivra exclusivement du maigre salaire du père qui fut conducteur de locomotive des chemins de fer helléniques. Le train et le voyage s’installent ainsi très tôt chez l’écrivain, comme autant à travers les récits paternels y afférents. Plus tard, ces récits seront transformés en expériences personnelles retravaillées, enfin mises sur papier.
Panagia Chalkéon, surnommée aussi “l’Église rouge”. Thessalonique, mai 2023
Yórgos Ioánnou, alors âgé de 15 ans, peu avant le déménagement transitoire de sa famille à Athènes, sera donc l’un des témoins oculaires de l’extermination des Juifs de Thessalonique par les Allemands en 1944, une expérience intense et qui restera gravée en lui de manière indélébile et qui se transformera même plus tard, en poésie et en prose.
Panagia Chalkéon. Thessalonique, mai 2023
D’après ce qu’il a lui-même noté, ses capacités de créer comme on dit “un réseau utile professionnellement, sont à la fois, objectivement et personnellement limitées”. Il ne fait pas partie de l’élite ni des nombreux valets qu’elle entretient historiquement, il est en conséquence exclu des “cercles”, faut-il encore le préciser… au sens d’emblée clientéliste du terme.
Manuscrit de Yórgos Ioánnou. Athènes, 1980
Cependant, sa pleine maturation personnelle viendra lorsqu’il s’installera finalement à Athènes. Et assez étonnamment, la ville qui l’a en quelque sorte blessé et chassé — dominera définitivement dans ses livres, suite à son installation à Athènes.
Toutes les expériences de son enfance et de l’adolescence durant sa jeunesse dans sa ville natale seront recréées, et finalement transformées en une littérature d’une température et d’une atmosphère alors rares, à travers laquelle Thessalonique, dite “la fiancée de Thermaikós”, qui est la baie de la ville, se transformera en fiancée de la littérature de Yórgos Ioánnou !
L’église de Sainte Sophie. Thessalonique, mai 2023
Dímitra Milaráki et la dernière photo de Yórgos Ioánnou. Athènes, 6 février 1985
Il a publié dix-sept recueils, dont de la prose, des nouvelles, des études, des essais, des traductions ainsi que deux pièces de théâtre, comme il a également traduit Tacite et l’Anthologie Palatine, traductions lesquelles ont été publiées par fragments. Et il n’a pas eu le temps d’écrire un roman, comme il avait prévu de le faire, dès qu’il aurait touché sa pension.
Enfin, Yórgos Ioánnou entreprit en 1978, la rédaction de sa propre brochure littéraire, à juste titre intitulée “La Brochure” – [Το Φυλλάδιο], à mi-chemin entre la chronique et l’auto-anthologie sélective et variée, contenant certains de ses textes qui selon l’avis de l’auteur ; ils ne pouvaient pas être publiés dans les journaux et les revues de l’époque.
“La Brochure” de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 1970-1980
Et à part ses propres récits et poèmes, cette brochure fut l’occasion pour Ioánnou, d’offrir à ses lecteurs, une partie déjà de sa traduction restée inachevée de l’Anthologie Palatine, et surtout ces “Touffes” [Θύσσανοι], textes alors très courts et successifs, véritable recueil de micro nouvelles.
Un Facebook sans doute… originel.
“Ce que je m’efforce de faire, c’est avant tout de parler avec sincérité… j’ai soif de confession, de celle qui toujours apaise quelque peu. Je veux parler de nouveau, de tout mon cœur. Il n’y a pas d’autre remède que la confession”.
Yórgos Ioánnou dans une émission de télévision. Athènes, années 1980
Enfin, dès 1949, en cette dernière année de la Guerre civile grecque, Yórgos Ioánnou avait déjà jeté son dévolu à travers sa lettre adressée à son ami et condisciple, Chrístos Samouilídis:
“Je vais mettre beaucoup d’efforts dans l’écriture. Si je survis, je serai une personne complètement différente. L’expérience s’accumule en moi fermentée de douleur et de larmes, que je m’obstine tant à ne pas laisser couler. J’ai décidé de gagner”.
Yórgos Ioánnou ultime salutation. Athènes, années 1980
Nous reviendrons bien entendu, sur la vie et l’œuvre de Yórgos Ioánnou, héritage parmi les héritages de la Grèce contemporaine.
Enfants et chats devant Sainte Sophie. Thessalonique, mai 2023
* Photo de couverture: Yórgos Ioánnou, digne écrivain de la Grèce contemporaine. Thessalonique, années 1970