Yórgos Ioánnou et son héritage


Yórgos Ioánnou, pseudonyme, puis nom légalement adopté de Geórgios Sorolópis, fut un grand et digne écrivain de la Grèce contemporaine. Il est né à Thessalonique en 1927 dans une famille de réfugiés grecs de la région de Thrace orientale, région passée sous le contrôle de la nouvelle Turquie de 1923, suite la Guerre gréco-turque en Asie mineure de 1919-1922, guerre perdue par la Grèce.

Yórgos Ioánnou enfant. Thessalonique, années 1920-1930

Sa jeunesse qui fut terriblement marquée par le dénuement, la détresse et par les outrances de toute sorte, subies et en tout cas vécues pendant la Seconde Guerre mondiale et notamment durant la Guerre civile grecque des années 1944-1949, sont les principales sources d’inspiration aux thèmes majeurs de ses écrits.

Il étudie au Département d’Histoire-Archéologie de la Faculté de Philosophie à l’Université de Thessalonique, où il travaille pendant un bref moment en tant qu’assistant. À partir de 1960, il enseigne les Lettres grecques anciennes et modernes dans l’enseignement secondaire, d’abord engagé par des établissements privés et par la suite, au sein de l’Instruction… à l’époque nationale, Hellénique.

Les parents de Yórgos Ioánnou. Thessalonique, années 1930

Son œuvre est saluée en Grèce comme l’une des plus originales de la littérature contemporaine, et il est considéré comme l’un parmi les grands écrivains grecs de la deuxième moitié du XXe siècle. Plusieurs de ses ouvrages, dont “Le Sarcophage”, “Le Seul héritage” et “Douleur de Vendredi saint” ont été traduits en français.

Énonçant alors de la nature de son travail, qu’il qualifiait lui-même “d’expérientielle”, Ioánnou avait précisément déclaré lors d’une interview accordée au journal “Kathimeriní” le 24 juillet 1977:

Donc, quand je dis travail expérientiel, je veux dire la littérature qui est tirée des expériences personnelles de l’auteur. Les expériences ne sont pas seulement celles qui viennent directement, mais aussi les fantasmes et les états d’esprit forts, que l’auteur a vécus. Je me réconforte, en écrivant à la première personne. C’est quelque chose comme un besoin psychique pour moi. Cependant, la plupart de ce que j’écris n’est pas autobiographique au sens strict et il ne s’est pas passé exactement comme il apparaît à travers mes pages. Après tout, dans ma prose, j’incarne de nombreuses figures à la fois, celles que dans un sens, j’aimerais être”.

Yórgos Ioánnou sur la place Omónia. Athènes, 1980

Si j’évoque Yórgos Ioánnou et son œuvre, c’est autant pour faire saisir certaines filiations disons d’époque, entre ce qu’enfin ontologiquement demeure peut-être encore “le nôtre”, et ses “histoires passées”, mais pas tout à fait ignorées par les temps qui courent.

Quelques années après sa disparition le 16 février 1985, j’avais visité le dernier appartement qu’il occupait, situé près du Musée National Archéologique d’Athènes, quand les murs portaient encore les traces de l’écrivain… avant sa rénovation et par la suite, sa vente.

Une année seulement, avant le départ physique d’Ioánnou, Théodoros, ami de longue date depuis nos années de Tríkala, ville de notre patrie locale en la région de Thessalie, avait alors rendu visite à Ioánnou chez lui. Il s’en souvient toujours.

Place Omónia. Athènes, années 2010

Ioánnou savait recevoir et écouter ses interlocuteurs, surtout les jeunes. J’étais chargé par mon employeur travaillant dans le domaine de l’édition, lui apporter un manuscrit. La discussion a bien duré, il m’a même encouragé, quand j’ai osé lui dire que je composais aussi mes propres textes. -Poursuivez dans la poétique m’a-t-il dit, ne vous découragez pas et surtout, ne tenez guère compte des critiques de la part des barbares et des médiocres”.

Mon ami fut touché par l’ambiance livresque et même… didactique du petit appartement que le poète alors occupait au centre d’Athènes, à deux pas comme on vient de l’évoquer du Musée National Archéologique, ce qui lui permettait d’ailleurs que de le visiter bien souvent.

L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 1980

Quand j’ai eu enfin la chance de visiter cet appartement, il était pratiquement vidé. Les meubles avaient été transportés ailleurs, de même que ses objets et sa bibliothèque. Pourtant, des étagères et quelques feuilles de papier, puis certaines brochures oubliées signifiaient que le déménagement avait été en partie effectué à la hâte, voire bâclé. Tant mieux pour moi, car de ce fait, j’ai pu sentir un peu de la remarquable poussière de ses textes.

Des années après sa mort, c’est finalement au Centre culturel Vafopoúleio de Thessalonique, que les archives, comme autant les meubles de Yórgos Ioánnou furent transportés, ou plus exactement installés dans une salle qui reconstitue assez fidèlement l’ultime bureau et ainsi lieu de travail athénien de l’écrivain et poète.

L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 2010

Les objets exposés et les archives proviennent donc tous de l’appartement d’Ioánnou dans le quartier d’Exárchia à Athènes. Le mobilier de sa maison, des objets d’usage quotidien, des œuvres d’art, ainsi que sa riche bibliothèque, ont été légués par la sœur de l’écrivain Dímitra Ioánnou – Milaráki et son mari Mihális Milarákis à Vafopoúleio, et il faut préciser que ces archives d’Ioánnou, restent accessibles aux universitaires et aux chercheurs.

Je me souviens enfin, de la porte d’entrée de son appartement athénien lors de ma visite vers 2014. Sa sœur Dímitra, y avait collé au scotch sa carte de visite à elle ; cependant, elle y avait rajouté au stylo “Yórgos Ioánnou” précédé d’une croix. Donc départ.

L’appartement de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 2010

Et voilà que le 18 février 1985, Yórgos Ioánnou retourne définitivement dans sa ville natale, Thessalonique pour ses obsèques, à la basilique Sainte-Sophie de Thessalonique, entouré… de tout son Art byzantin datant du VIIIe siècle. Et ce jour-là, il neige. Des flocons blancs recouvrent doucement la forêt proche de Sheikh-Su, la “montagne blonde” de son enfance. Et plus la dépouille de Yórgos Ioánnou avance dans son ultime voyage, plus le brouillard et la neige s’épaississent.

Comme il avait été noté par les chroniqueurs de ce triste moment à l’époque, “alors on dirait… qu’il se réjouit, car enfin son corps ne fait plus qu’un, avec le corps de sa ville. Il a 57 ans et trois mois, notre écrivain resté fidèle au seul héritage que lui a laissé son père, alors qu’au même âge, lui aussi, il avait pris le même chemin jusqu’au cimetière de l’Annonciation”.

“Yórgos Ioánnou” précédé d’une croix. Athènes, années 2010

Thessalonique, ville autant connue de son courant littéraire homonyme, deuxième cité de la Grèce contemporaine et capitale de la région de Macédoine en vieux pays grec géographique et historique, ayant connu tant d’empires et de nombreuses guerres. La cité a été remodelée après l’effroyable incendie en 1917, par la Commission internationale de son nouveau plan, dirigée par Ernest Hébrard, membre fondateur de la Société française des urbanistes en 1911 qui pendant la Première Guerre mondiale, est partie intégrante au service archéologique de l’Armée d’Orient, stationnée justement à Thessalonique.

Cette ville, qui fut grande métropole sans discontinuité dès l’Antiquité, que l’on aurait déclarée volontiers métropole des Balkans, se limite progressivement depuis les années 1920, pour s’adapter aux énormes besoins créés par les nombreuses vagues de réfugiés, s’agissant des populations grecques d’Asie mineure et du Pont Euxin chassées de Turquie. D’éventuelle métropole européenne, elle se transforme en cette “Capitale des réfugiés” compatriotes, et tel fut très exactement, le titre choisi volontairement pour un recueil de textes de Yórgos Ioánnou.

Mobilier de Yórgos Ioánnou. Vafopoúleio, Thessalonique, années 2020

Cependant, à la naissance de Yórgos Ioánnou, le 20 novembre 1927, Thessalonique porte encore les signes de son cosmopolitisme, tandis qu’à la rencontre des nouveaux venus, naîtra sitôt un amalgame, capable d’alimenter les imaginaires les plus sensibles. Imaginaire qui s’exprimera à travers la poésie et dans la prose littéraire, nées en cette ville durant ces années charnières, et que l’on nomme depuis, le courant littéraire ou encore “l’École de Thessalonique”.

Ioánnou sera élevé, plongé dans cette atmosphère quand de bien multiples signes sociaux et culturels s’inscriront à jamais à son vécu, formant sa personnalité. Les premières images qu’il perçoit dans son enfance viennent des quartiers au-dessus de la rue Egnatía, près de son église préférée, celle Panagía Chalkéon – en grec moderne [Παναγία Χαλκέων], située à l’intersection des rues Egnatía et Chalkéon, à proximité de l’Agora antique de Thessalonique. Quartiers il faut préciser, populaires.

Yórgos Ioánnou à Panagía Chalkéon. Thessalonique, années 1970

Panagia Chalkéon, surnommée aussi “l’Église rouge”, puisqu’elle est bâtie entièrement de brique et dont le nom fait référence aux chaudronniers installés à proximité dans ce quartier populaire depuis l’époque byzantine, fut érigée en 1028.

Yórgos Ioánnou sait alors très précisément, de quoi il va parler. “Je n’évoque guère Thessalonique en général, mais sa cité prolétarienne, à travers une famille de prolétaires”, déclarera-t-il d’ailleurs, lors d’une interview. Les six membres de la famille Sorolópis – le vrai nom de famille de l’auteur – vivra exclusivement du maigre salaire du père qui fut conducteur de locomotive des chemins de fer helléniques. Le train et le voyage s’installent ainsi très tôt chez l’écrivain, comme autant à travers les récits paternels y afférents. Plus tard, ces récits seront transformés en expériences personnelles retravaillées, enfin mises sur papier.

Panagia Chalkéon, surnommée aussi “l’Église rouge”. Thessalonique, mai 2023

Quelques années plus tard son adolescence sera dans un sens, identifiée à l’Occupation, à travers ses représentations de la privation, de la faim et de la misère. La famille avait déjà quitté les quartiers hauts de la ville, ceux des réfugiés, aux rues pavées traditionnelles, et s’est déplacée plus bas vers la mer, sur la rue Ioustinianoú, dans le quartier de Panagía Chalkéon, à proximité des familles juives et de leur quartier voisin.

Yórgos Ioánnou, alors âgé de 15 ans, peu avant le déménagement transitoire de sa famille à Athènes, sera donc l’un des témoins oculaires de l’extermination des Juifs de Thessalonique par les Allemands en 1944, une expérience intense et qui restera gravée en lui de manière indélébile et qui se transformera même plus tard, en poésie et en prose.

Panagia Chalkéon. Thessalonique, mai 2023

L’adolescent grandit déjà vite, rien que par son vécu. Après des études au Département d’Histoire-Archéologie de la Faculté de Philosophie de Thessalonique de 1946 à 1950 comme on vient de l’évoquer, Ioánnou effectue son service militaire et sitôt après, en 1951, il doit comme il dit, “affronter toute la vie qui commence”.

D’après ce qu’il a lui-même noté, ses capacités de créer comme on dit “un réseau utile professionnellement, sont à la fois, objectivement et personnellement limitées”. Il ne fait pas partie de l’élite ni des nombreux valets qu’elle entretient historiquement, il est en conséquence exclu des “cercles”, faut-il encore le préciser… au sens d’emblée clientéliste du terme.

Manuscrit de Yórgos Ioánnou. Athènes, 1980

Car, seuls les besoins de la survie l’entraînent et le commandent littéralement, comme partout en Grèce en cette rude époque. Jusqu’à sa nomination dans une école publique en 1960, on le retrouve un temps à Athènes, puis enseignant dans un lycée privé à Tríkala qui est la ville et la région de ma famille en Thessalie. Puis, il est muté à Benghazi en Lybie, où vivait encore une importante communauté grecque, pour revenir à Thessalonique avant sa dernière mutation tant souhaitée à Athènes, c’est chose faite en 1971.

Cependant, sa pleine maturation personnelle viendra lorsqu’il s’installera finalement à Athènes. Et assez étonnamment, la ville qui l’a en quelque sorte blessé et chassé — dominera définitivement dans ses livres, suite à son installation à Athènes.

Toutes les expériences de son enfance et de l’adolescence durant sa jeunesse dans sa ville natale seront recréées, et finalement transformées en une littérature d’une température et d’une atmosphère alors rares, à travers laquelle Thessalonique, dite “la fiancée de Thermaikós”, qui est la baie de la ville, se transformera en fiancée de la littérature de Yórgos Ioánnou !

L’église de Sainte Sophie. Thessalonique, mai 2023

Quatorze années s’écouleront depuis 1971 et jusqu’au jour maudit du 16 février 1985 quand, en raison d’une complication post-opératoire, Yórgos Ioánnou quittera ce bas monde à l’hôpital Sismanóglio d’Athènes. Il avait été opéré le 6 janvier de la prostate, mais suite à une infection nosocomiale, il a succombé dix jours plus tard. Sa dernière photographie datée du 6 février avait été publiée dès 1985 par sa sœur, Dímitra Milaráki.

Dímitra Milaráki et la dernière photo de Yórgos Ioánnou. Athènes, 6 février 1985

Yórgos Ioánnou, fut ainsi ce poète et écrivain grec, originaire de Thessalonique, dont l’œuvre est saluée dans son pays comme étant l’une des plus originales de la littérature contemporaine. Ioánnou, que l’on a parfois comparé à Joyce pour son investigation attentive.

Il a publié dix-sept recueils, dont de la prose, des nouvelles, des études, des essais, des traductions ainsi que deux pièces de théâtre, comme il a également traduit Tacite et l’Anthologie Palatine, traductions lesquelles ont été publiées par fragments. Et il n’a pas eu le temps d’écrire un roman, comme il avait prévu de le faire, dès qu’il aurait touché sa pension.

Enfin, Yórgos Ioánnou entreprit en 1978, la rédaction de sa propre brochure littéraire, à juste titre intitulée “La Brochure” – [Το Φυλλάδιο], à mi-chemin entre la chronique et l’auto-anthologie sélective et variée, contenant certains de ses textes qui selon l’avis de l’auteur ; ils ne pouvaient pas être publiés dans les journaux et les revues de l’époque.

“La Brochure” de Yórgos Ioánnou. Athènes, années 1970-1980

Ils trouvèrent alors refuge et ainsi toute leur place méritée, au sein de cette “Brochure” à la périodicité incertaine et assumée comme telle par son créateur, textes alors brefs, abondants et successifs, en guise de véritable recueil de “micro nouvelles”, chroniques, pamphlets, nécrologies, polémiques, réflexions politiques en somme, ou épisodes, brièvement relatés de son enfance durant la décennie de guerre 1940-1949, tels l’extermination quasi totale des Juifs de Thessalonique par les occupants Allemands, ou la guerre civile. Un premier… blog en quelque sorte.

Et à part ses propres récits et poèmes, cette brochure fut l’occasion pour Ioánnou, d’offrir à ses lecteurs, une partie déjà de sa traduction restée inachevée de l’Anthologie Palatine, et surtout ces “Touffes” [Θύσσανοι], textes alors très courts et successifs, véritable recueil de micro nouvelles.

Un Facebook sans doute… originel.

Ce que je m’efforce de faire, c’est avant tout de parler avec sincérité… j’ai soif de confession, de celle qui toujours apaise quelque peu. Je veux parler de nouveau, de tout mon cœur. Il n’y a pas d’autre remède que la confession”.

Yórgos Ioánnou dans une émission de télévision. Athènes, années 1980

Pauvre parmi les pauvres, il s’extirpe de sa classe sociale par une éducation rigoureuse, mais en garde une culpabilité chevillée au corps : – je regrette que le péché de l’instruction ne puisse aisément se dissimuler. Enfin, il aime différemment, à une époque où son penchant pour les garçons est indicible et source pour lui d’une profonde culpabilité: -je ne peux pas être si différent des autres. Je suis un être humain moi aussi. Pourtant cette légère différence est pour moi un sujet brûlant”. “On a sa fierté” – [Για ένα φιλότιμο – 1964]. Textes de Yórgos Ioánnou, traduction par Hélène Zervas et Michel Volkovitch aux éditions “Le Miel des anges”, 2021.

Enfin, dès 1949, en cette dernière année de la Guerre civile grecque, Yórgos Ioánnou avait déjà jeté son dévolu à travers sa lettre adressée à son ami et condisciple, Chrístos Samouilídis:

Je vais mettre beaucoup d’efforts dans l’écriture. Si je survis, je serai une personne complètement différente. L’expérience s’accumule en moi fermentée de douleur et de larmes, que je m’obstine tant à ne pas laisser couler. J’ai décidé de gagner”.

Yórgos Ioánnou ultime salutation. Athènes, années 1980

Et l’on “retrouvera les fondamentaux de l’écrivain de Thessalonique – une narration sinueuse, un style acéré, une attention portée aux plus humbles, un dégoût de la bourgeoisie et des lettrés retranchés dans leur tour d’ivoire, le ressouvenir des années d’Occupation dans sa ville natale, les exécutions sommaires, la faim et la peur”.

Nous reviendrons bien entendu, sur la vie et l’œuvre de Yórgos Ioánnou, héritage parmi les héritages de la Grèce contemporaine.

Enfants et chats devant Sainte Sophie. Thessalonique, mai 2023

* Photo de couverture: Yórgos Ioánnou, digne écrivain de la Grèce contemporaine. Thessalonique, années 1970



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