On croit connaître la Grèce comme parfois notre vieille poche. Cependant, le pays… Acropole d’une certaine Europe, nous cache encore bien des secrets. Nous voilà par exemple en Thessalie occidentale, région dont je suis originaire et plus exactement à Tríkala, chef-lieu de l’éparchie du même nom, située au cœur de l’Hellade en prélude de la Grèce du nord, quand on remonte le pays depuis Athènes et bien après avoir dépassé Delphes.
Tríkala, pays agricole. Thessalie, 2023
La ville de Tríkala, devenue ces dernières années l’une des destinations hivernales populaires du tourisme interne, peuplée de 65.000 habitants d’après le recensement de 2021, était connue dans l’Antiquité sous le nom de Tríkki. Mentionnée déjà dans l’Iliade au catalogue des vaisseaux ayant porté les combattants Hellènes devant les remparts de la ville de Troie, Tríkki figurait alors parmi les cités du contingent, commandé par Machaon et Podalire, deux fils d’Asclépios.[Lat. Esculape]
Statue d’Asclépios à Tríkala. Œuvre de Theódoros Vassilópoulos, 1935-1919
C’est le nom en français du dieu grec, intervenant dans l’épopée homérique et en même temps héros thessalien, avant de se transformer vers l’époque classique en ce grand dieu gréco-romain de la médecine.
Vue depuis la forteresse. Tríkala (Presse locale) 2020
D’après le géographe Strabon
lequel a sillonné l’espace grec, il y a … tout juste deux millénaires, Asclépios est né sur les bords du Léthé, Lithéos [Ληθαίος] en grec moderne, littéralement “la rivière de l’oubli”.
Un cours d’eau qui traverse toujours la ville à deux pas de l’Asclépiéion, le sanatorium type de l’antiquité, qui est l’un des plus anciens de Grèce.
Lithéos, “la rivière de l’oubli”. Tríkala, 2022
D’ailleurs c’est bien connu, la région de Tríkala est habitée depuis la préhistoire. Ses traces sont en effet visibles dans la grotte de Théopetra, à dix-sept kilomètres de la ville, datant de 130.000 av. J.-C., ce qui n’est pas sans importance, pas seulement aux yeux des spécialistes. La ville même, figure ainsi parmi les quinze villes les plus anciennes de l’Europe.
Lithéos vers 1920. Tríkala (Presse locale), 2022
Comme tant d’autres villes, Tríkala dans son aspect actuel, est une cité construite sur les ruines enfouies de l’ancienne Tríkki, fondée vers 3.000 av. J.-C. et dont le nom provient de la nymphe Tríkki, fille du dieu de la rivière Pénée. La rivière il faut préciser, attitrée de Thessalie, comme on aime toujours le dire parmi les locaux.
Pénée, près de notre village. Région de Tríkala, 2022
Déjà Strabon, au Livre IX de sa Géographie, sans s’y tromper, avait donné à sa description de la Thessalie comme “fil conducteur” le cours du Pénée. Il le suit scrupuleusement depuis sa source dans le mont du Pinde, et cela jusqu’à la mer Égée. Mais pour moi, Pénée, tient autant d’un beau souvenir d’enfance. Quand nous étions gamins, nous nous baignions en été dans le Pénée, vu que la rivière passe bien à proximité de notre village.
Il va de soi qu’à l’époque, nous ignorons alors tout de Strabon, voire, de ses exégètes contemporains, à l’instar de Bruno Helly lequel revient à la “Description du Pénée thessalien par Strabon. Éléments d’une représentation de l’espace géographique chez les Anciens”. Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2000.
Le marché local. Tríkala, 2022
“
Il n’en reste pas moins que la description du Pénée que nous trouvons chez Strabon constitue un fil conducteur de la représentation de la Thessalie qu’il voulait transmettre à ses lecteurs. Les historiens de la Thessalie antique ne s’y sont pas trompés, qui ont abondamment utilisé ce témoignage pour reconstruire la géographie ou l’histoire de la région, tout en se plaignant souvent des erreurs ou des imprécisions de leur source”.
Le géographe Strabon nous dit également que l’ancienne Tríkki fut le centre d’Estiaiótida, une cité-État de l’Antiquité, laquelle occupait à peu près la même superficie que l’actuelle aire du Département de Tríkala.
Soupe aux tripes. Tríkala, 2022
Les Perses l’ont occupée en 480 av. J.-C., tandis que quelques années plus tard, la cité rejoignit l’union monétaire de Thessalie, avant de s’unir près d’un siècle plus tard, au Royaume de Macédoine sous la gérance de Philippe II. Enfin, Tríkki fut conquise par les Romains en 168 avant av. J.-C., comme d’ailleurs pratiquement l’ensemble de l’espace hellénique.
Sous la forteresse byzantine. Tríkala, 2023
Plus tard et vers la fin de l’Antiquité… que l’on dit parfois Tardive, la Thessalie intégra l’Empire byzantin, autrement-dit, l’Empire romain d’Orient, lequel finira ses jours en 1453 largement hellénisé, après avoir affronté des occupants tels que les Normands, les Francs, les Slaves et les Ottomans, ces derniers… sans succès.
Encore une fois, notre enfance à Tríkala ignorait à l’époque tout de l’Antiquité tardive, surtout tardive. Les adultes… qui nous gouvernaient se glorifièrent même, quand ils nous racontaient que “
notre ville est la plus belle et la plus fonctionnelle et la mieux sereine de toutes en Thessalie, voire de Grèce, traversée comme elle est par notre rivière Lithéos, qui plus est, celle de l’oubli”.
Vie… locale. Tríkala, 2022
Autre signe de la sérénité qu’y règne encore de nos jours en ces lieux, ou en tout cas supposée telle, les habitants se déplacent souvent à vélo et en se promenant dans la vieille ville.
Puis, le visiteur peut même saisir ce qui en reste de la richesse qu’a connue Tríkala à travers les impressionnantes demeures encore préservées, les églises byzantines, sans oublier certains monuments hérités des longues et dures années ottomanes.
Monnaie de l’ancienne Tríkki ou Tríkka. Musée de Vergína, Macédoine grecque, 2023
Richesses certes, mais aussi de la grande pauvreté, si l’on considère le sort des humbles et d’abord celui des paysans de la région qu’entoure Tríkala, pour ne rien cacher, presque l’ensemble de la population durant tant de siècles. Et ceci jusqu’à une époque relativement récente. Cependant, on ne peut pas rester morose bien trop longtemps, surtout près de la rivière de l’oubli.
Nos aïeux, tout comme les actuels habitants Trikaliótes que rencontrent nos visiteurs, ont toujours une histoire à raconter en rapport avec les personnages les mieux illustres, ayant associé leur nom à la ville. À commencer par Asclépios, pour finir avec Vassílis Tsitsánis. Ce dernier, né le 18 janvier 1915 à Tríkala et mort le 18 janvier 1984 à Londres, fut un grand compositeur de la musique populaire en Grèce ayant composé plus de 500 chansons, et qui fut autant un joueur virtuose du bouzouki.
Au musée Tsitsánis. Tríkala, 2023
Au musée qui lui est dédié à Tríkala inauguré en 2017, le musée Tsitsánis, les responsables ont rassemblé ses objets personnels, tels que des instruments de musique, des vêtements, des notes. Le visiteur pourra ainsi découvrir le parcours reconstitué du grand musicien à travers des espaces, spécialement conçus, ambiance sonore comprise.
Le directeur du musée nous a même révélé, des aspects méconnus de la vie de Tsitsánis jusqu’à son arrivée à Athènes depuis Tríkala en passant par Thessalonique dans les années 1940, pour devenir l’un des compositeurs populaires au sens plein du terme, parmi les plus importants du XXe siècle.
Au musée Tsitsánis, ses objets. Tríkala, 2023
Nous reviendrons sur Greek City bien entendu sur Tríkala, tout comme sur Vassílis Tsitsánis, sa musique et son histoire.
Retour donc à notre visite. Il faut dire qu’à Tríkala, ce qui reste de la vieille ville, se compose de deux quartiers. Varoússi et Manávika, ainsi, le voyageur qui se promène dans les ruelles y fera en même temps un voyage à travers la durée historique, tout en découvrant les récits et les légendes de cette ville thessalienne.
Le quartier de Varoússi sous la forteresse. Tríkala, 2023
Varoússi par exemple est construit sous le château byzantin. Il demeure un quartier aisé, avec ses manoirs préservés, construits entre les 18e et 19e siècles. Pendant les années de domination turque, Varoússi était le quartier chrétien pour familles disons déjà prospères.
Les demeures à deux étages ont leur propre architecture, sensiblement identique à celle du reste de la partie nord de la Grèce, à savoir ses régions de l’Épire, de la Macédoine et de Thrace, avec de lourdes portes, tandis que dans ce même quartier, sont construites les églises les plus anciennes de la ville, alors toutes dans un rayon de moins d’un kilomètre.
Le quartier de Varoússi. Tríkala, 2023
En quittant Varoússi, on croise le quartier dit des vieux Manávika, littéralement celui des épiceries de légumes, qui s’étendent jusqu’à la place centrale de la ville.
En effet, on y constate aisément que cette vieille architecture est cohérente, et que c’est dans ce beau coin que l’on peut autant croiser… Tsitsánis cette fois en peinture, jouant du bouzouki depuis le balcon d’un immeuble.
Tsitsánis en peinture, à gauche. Tríkala, 2023
En réalité, il s’agit d’une magnifique fresque contemporaine en trois dimensions, laquelle à part Tsitsánis, représente une partie imagée de la vie quotidienne de la ville. Des ménagères faisant leurs courses au marché public, un gamin tenant son ballon, le tout, donnant l’impression d’un décor issu du vieux cinéma grec des années 1950-1960, si possible retrouvé.
Notons que cette peinture murale particulière, fut achevée en 2006 par des artistes venus de France. Depuis, de nombreuses tavernes et cafés se sont concentrés à Manávika, fréquentés d’abord par les habitants et bien entendu par les visiteurs de Tríkala.
peinture murale, idée grecque, réalisation française. Tríkala, 2023
Il y a même une sorte de parallèle à établir avec le quartier analogue, situé près du centre historique de Thessalonique que l’on appelle Ladádika, lequel était en quelque sorte le quartier des docks donnant sur le port, et de ce fait voué au commerce des denrées exotiques, dont de l’huile qui lui a donné son nom. Ce quartier a été restauré lui aussi dans les années 1990 et il accueille depuis, de nombreuses tavernes, bars et même boîtes de nuit.
Au centre historique. Tríkala, 2023
Et comme Thessalonique possède sa Tour blanche et sa forteresse, à Tríkala, il y a également le château de la forteresse byzantine, construite au 6ème siècle sur les ruines de l’acropole de l’ancienne Tríkki. Cette forteresse conserve alors toute la forme des fortifications byzantines typiques et on y découvre sinon, la célèbre horloge de Tríkala – devenue au fil des décennies depuis un petit siècle, le symbole de la ville.
La forteresse byzantine et son café. Tríkala, 2023
Enfin, notons que le pont central de Tríkala, reliant l’ancien au nouveau flanc de la ville, fut été construit en 1886 par des ingénieurs français, lesquels lui ont alors donné une touche cosmopolite, car il s’agirait d’une copie que l’on prétend annonciatrice paraît-il, du pont du Tsar de Russie Alexandre-III à Paris, inauguré plus tard pour les besoins de l’Exposition universelle de Paris en 1902, un pont destiné à symboliser comme on sait l’amitié franco-russe.
Seulement quelques années plus tôt, et pour édifier son “petit frère” de Tríkala, certains matériaux pour sa construction ont été acheminés depuis la France et comme on dit, la conception fut basée sur des ponts qui existaient en ce moment ou qui se construisaient alors sur la Seine.
Le pont central… français de la ville. Tríkala; 2023
Thessalie occidentale donc et sa rivière le Pénée, lequel, d’après Strabon, sert de frontière à la Macédoine inférieure et maritime du côté de la Thessalie et de la Magnésie, tout comme le fleuve Aliákmon incarne le même rôle géographique à la Macédoine supérieure.
Hydrographie alors oblige, la terre fut quant à elle toujours fertile autour de Tríkala, quoique abandonnée en partie depuis près d’une dizaine d’années.
Terre fertile autour de Tríkala. Thessalie, 2022
La… crise que l’on dit grecque, est aussi passée par là. Sauf qu’on y produit de la pastèque et du melon de qualité depuis bien longtemps, quand par exemple l’habitat à l’époque de nos grands-parents paysans, était fait de pierres et surtout de briques de terre fabriquées sur place, lors de chaque construction. La terre… ne ment pas, sa boue alors encore moins!
L’habitat à l’époque des grands-parents. Région de Tríkala, 2023
Dernier détail… ayant naturellement échappé à Strabon. De toute la Grèce, c’est à Tríkala que l’on découvre depuis 1979 un commerce de quincaillerie, négoce comme on sait d’objets en métal de toutes sortes ayant pignon sur rue, lequel qui se nomme alors “Alien”, très exactement comme le film de science-fiction horrifique américano-britannique, réalisé par Ridley Scott, puis sorti en salles de cinéma très exactement en 1979.
Quincaillerie… “Alien”. Tríkala, 2023
Et l’on dira que Tríkala est alors cette ville… non aliénée des bords de Lithéos, littéralement “la rivière de l’oubli”.
Vie… locale. Tríkala, 2023
* Photo de couverture: La ville de Tríkala, sous le mont du Pinde. Thessalie, 2023