Une Belle Époque
Néo Fáliro, situé au début de la zone de la baie de Phalère des anciens, ou Fáliro des Grecs contemporains, est justement ce quartier du large Pirée dont les bords de mer… deviennent depuis les années 1960, lettre plutôt morte. Défiguré comme il est actuellement entre deux marinas, trois stades et une voie rapide urbaine, il a autant perdu ses habitués que son âme. Pourtant, il y a encore un siècle, la destinée décidément datée de Néo Fáliro, semblait alors toute autre.
Néo Fáliro et sa plage. Carte-postale, années 1920-1930
D’abord, la compagnie ferroviaire anglaise laquelle construit la ligne entre Athènes et le Pirée, y entreprend également la construction d’une gare et des installations annexes à la fin des années 1860. En plus de sa gare, Néo Fáliro sera doté de sa désormais célèbre promenade du front de mer, du Grand Hôtel de la Gare, du Théâtre non loin des bains de mer, tandis que de nombreuses maisons-villas privées à vendre et à louer, ont également été construites, en attendant l’achèvement de l’aménagement de la piste cyclable, créée pour les besoins des premiers Jeux Olympiques modernes de 1896.
Néo Fáliro… comme il est actuellement. Années 2020
Parmi ces Grecs de la diaspora, voilà qu’une famille arrivée d’Égypte, celle de Dimítrios Triantafýllou s’installe à Néo Fáliro, où elle construit d’ailleurs sa villa.
Il s’agit de la famille du jeune Cléon Triantafýllou, celui que toute la Grèce d’alors finira par connaître sous son nom artistique “Attik”, compositeur et artiste devenu célèbre, après même une première carrière auparavant réussie en France.
La villa des Triantafýllou. Néo Fáliro vers 1920
À tel point qu’elle affrète un train entier rien que pour elle, pour ses enfants et pour le personnel de service, dans un voyage éclair à Paris, histoire de ne pas manquer le spectacle d’Enrico Caruso à l’Opéra! D’après notre recherche, le grand ténor italien, s’est reproduit en effet à Paris entre 1904 et 1905. De plus, les “Heures de Musique” sont en quelque sorte une institution familiale chez les Triantafýllou, quand par exemple la mère et les deux garçons s’assoient alternativement au piano et jouent de la musique “à quatre mains”.
Cléon Triantafýllou, dit Attik. Compositeur et artiste, 1885-1944
Presque immédiatement, il travaille comme pianiste dans les cafés-concerts de la ville, il met de la poésie en musique et il commence à composer ses chansons, voire, de la musique de chambre. Il joue dans les plus grands théâtres de Paris, partage la scène avec Colette et Maurice Chevalier, tout comme il compose des chansons pour les interprètes français les plus populaires.
Sa reconnaissance est telle qu’il signe un contrat avec la maison des Éditions Universelles musicales, comme l’un de ses quatre compositeurs permanents. Pour le jeune Attik, c’est le début d’une longue carrière, avec de nombreux succès et environ déjà 300 chansons composées.
Cléon Triantafýllou durant sa carrière en France. Paris, années 1920-1930
Attik, durant ses années parisiennes tombe amoureux d’une belle franco-polonaise qu’il va épouser, peu après la naissance de leur enfant. Par malheur, le bébé meurt au bout de six mois et sa femme disparaît également de son chagrin peu après. Plus tard en Grèce, Attik se mariera deux autres fois.
Cléon Triantafýllou entre la France et la Grèce. Années 1920-1930
C’est la période où il commence d’ailleurs à interpréter ses propres chansons. Il voyage partout, à Athènes, en Russie ou à Constantinople et ses allers-retours depuis Paris sont bien fréquents jusqu’en 1930, quand il décide alors son retour définitif à Athènes.
Depuis, il devient le maître incontournable dans la composition de chansons grecques, il est le premier artiste en Grèce à jouer à la fois du piano, à écrire des paroles et de la musique et à interpréter lui-même ses pièces à plusieurs reprises. Il a ouvert la voie à bien autres.
Il fut un pionnier en tout, car il a introduit en Grèce la Revue des salles parisiennes, genre théâtral qui associe musique, danse, sketches et satire de personnages connus contemporains de l’actualité politique ou artistique, en somme, le Cabaret-Théâtre, ce qui change la façon dont les Athéniens se divertissaient jusque-là.
Aux dires des musicologues et des spécialistes de l’histoire de la chanson grecque des deux derniers siècles, les chansons d’Attik reflètent déjà fidèlement le climat de l’époque. “Tout d’abord, il s’agit de mélodies, apparemment accessibles, lesquelles en quelque sorte elles… enseignent la beauté. Et cela en soi est pour leur créateur une leçon de vie, autrement-dit, le choix de la beauté”.
“Ses harmonies, sa façon de composer et ses commentaires détaillés sur la partition montrent qu’il a énormément travaillé pour un tel résultat. Décidément, Attik a choisi la beauté, le côté le plus brillant de la vie, même s’il a traversé tant d’épreuves dans sa propre vie”.
La Mándra d’Attik. Athènes, années 1930-1941
Les spectateurs affluaient du Pirée et d’Athènes vers Néo Fáliro “pour respirer un peu de l’air européen” comme elle commentait déjà la presse de l’époque. Dans un premier temps, Attik a interprété divers numéros sur une petite scène qu’il avait installée au rez-de-chaussée du Grand Hôtel de la Gare.
Bientôt, voyant l’enthousiasme qu’il provoquait auprès du public grec avec ses performances, Attik décida de créer sa propre scène. Au début du mois d’août 1930, il fonde la célèbre Mándra, littéralement un terrain vague, voire une scène, entourés d’un mur de clôture, scène qui fut identifiée à son nom et devint depuis connue sous le nom de “Mándra d’Attik”.
Néo Fáliro et sa plage. Carte-postale, années 1920
Dans Mándra, les spectateurs pouvaient monter sur scène et chanter, raconter des histoires drôles ou tout ce qu’ils voulaient. Son public, en tout cas durant les premières années de sa scène, était composé d’intellectuels, d’érudits de l’époque, d’artistes, de poètes et de bohèmes.
C’est même à Mándra qu’ont fait leur apparition pour la première fois sur scène, de nombreux artistes, chanteurs, danseurs et comédiens, lesquels marqueront par la suite de leur présence, les événements artistiques grecs les plus mémorables.
Conformément aux usages de l’époque, Attik donnait généralement à toute nouvelle recrue, homme et surtout femme, un nom artistique français ou espagnol, devenant de ce fait un membre à part entière de Mándra.
Attik était à vrai dire insaisissable ! Fort de son entraînement des années vécues à Paris, il a introduit à son spectacle une pratique jusque-là bien française.
Les spectateurs donnaient quelques mots à celui qui se trouvait sur scène et ce dernier devait composer un poème en bien peu de temps en utilisant nécessairement les mots qui lui étaient confiées. Inutile de dire que Cléon Triantafýllou était maître de cette technique, quand les spectateurs lui lançaient deux ou trois mots, il composait immédiatement un poème et parfois même sa musique, en quelques minutes seulement.
Une autre attraction de la Mándra, ont été les compétitions impromptues de chaque jeudi. Les concurrents et les concurrentes montaient alors sur scène pour participer à un concours visant à déterminer… qui a les plus belles jambes, qui imite mieux les cris des animaux ou qui peut manger le plus rapidement des spaghettis… longs de deux mètres, sans utiliser ses mains.
Cléon Triantafýllou, dit Attik. Compositeur et artiste, 1885-1944
Parallèlement, il poursuit ses tournées en Grèce et même à l’étranger. La presse locale de Tríkala en Thessalie, remarque naturellement son passage en ville, quand en décembre 1933, le spectacle de la Mándra a été transféré pour une soirée au grand café central de la ville, l’Ethnikón. Attik avait été ovationné, il avait même introduit pour les besoins de son spectacle, un… canard.
Devant l’Ethnikón, grand café central de la ville. Tríkala, années 1930
Sauf qu’entre temps, la géopolitique du monde, comme souvent dans nos affaires humaines, en a décidé autrement. Pendant l’Occupation des années 1941 à 1944, la Mándra a été fermée et Attik, pourtant très affecté moralement et physiquement par la nouvelle tragédie grecque à laquelle il prend toute sa part, se reproduit dans une salle d’un café-restaurant appelée “Ta Péfka”, établissement situé à l’époque en face du stade Panathénaïque en plein centre d’Athènes. Même au cours des trois années 1941 à 1944, sous des conditions difficiles, Attik poursuit son œuvre en composant près de 200 nouvelles chansons !
Le bouzouki et sa famille musicale. Mítsos Papasíkas, Tríkala, années 1930
Notons que les chansons du compositeur ont été interprétées dans le film, par l’actrice Jeannette Lacaze. Encore un pseudonyme d’artiste pour une jeune femme ayant joué dans quatre films en tout jusqu’en 1956, pour ensuite disparaître, se retirant de la scène artistique grecque.
La fin d’Attik fut tragique. Plongé dans ses pensées tout en cheminant à vélo, car il compulsait sans cesse le rythme et les paroles des futures chansons dans sa tête, il heurta involontairement deux soldats allemands. Ces derniers, irrités et animés par la brutalité qui caractérisait la plupart des Allemands de l’époque sous la Wehrmacht, l’ont frappé jusqu’à ce que son visage soit défiguré. Attik alors âgé de 60 ans, le visage ensanglanté, brutalement battu et insulté, est rentré très péniblement chez lui.
Il est arrivé tout meurtri et en sang et quand il entre dans sa chambre, il demande une camomille. Son ultime verre de sensibilité et de fierté alors déborde. Dans les restes de cette camomille, on retrouvera par la suite l’overdose du Véronal, car Attik saisissant une fiole de ce barbiturique qu’il utilisait à petites doses pour dormir, il en a versé la totalité ! Il voulait visiblement “se calmer” du tumulte dans lequel il s’était plongé.
Attik dans le film “Applaudissements” de Yórgos Tzavélas. Grèce, 1944
Intelligent et affectueux, il est toujours resté authentique et honnête. Et comme il le résume dans une chanson, – “j’ai pleuré pour écrire, – J’ai écrit pour chanter et j’ai chanté pour gagner ma vie”.
Enfin, Phalère des anciens ou Fáliro des Grecs contemporains des bords de mer, n’était pas encore totalement devenu… lettre plutôt morte, quand vers la fin des années 1960, une autre vedette grecque déjà presque oubliée, Zozó Dalmás, pratiquement aveugle, savourait comme elle pouvait son ultime bon plaisir, c’est-à-dire, se rendre accompagnée jusqu’à la dernière des anciennes buvettes de Néo Fáliro, où elle était encore reconnue et ainsi soignée par la direction et par les serveurs de l’établissement.
Elle a passé il faut dire les dernières années de sa vie dans une petite maison de Kypséli, près du centre-ville d’Athènes, loin des richesses et de l’opulence qu’elle avait tant connues.
Zozó Dalmás, Diva grecque, 1905-1988
Aspirant à devenir chanteuse d’opéra, la jeune Zoé se retrouve à Milan, mais retourne finalement en Grèce et commence sa carrière au théâtre. Sa première apparition eut lieu en 1922 à Thessalonique dans un spectacle, où elle… sema la panique parmi le public masculin par sa danse du ventre.
Avec la même troupe, elle se rendit un peu plus tard à Alexandrie pour une tournée. Là, un prince égyptien tomba amoureux d’elle.
Zozó Dalmás, Diva grecque, 1905-1988
“Kemal est parti le lendemain à six heures et demie du matin et quand je me suis réveillée, j’ai trouvé un billet de mille livres sur la table de chevet”. Elle s’est sentie offensée. “Je vois sur le billet que son visage y était représenté. Je l’ai découpé, je l’ai mis dans ma poche et je lui ai laissé un mot : Je n’ai pris que ce dont j’avais besoin. Je vous rends le reste, car cela ne me sert absolument à rien”.
Zozó Dalmás, Diva grecque en tournée en Turquie. Années 1930
Pourtant, son image de diva absolue est restée gravée à jamais dans un lieu de mémoire plutôt improbable. Elle fut immortalisée de la sorte car son visage apparait sur le paquet de cigarettes de la légendaire marque “Santé”, lancée sous l’argument marketing alors possible à l’époque, “que c’est la seule cigarette qui ne nuit guère à la… santé”.
Les cigarettes… Santé et Zozó Dalmás. Années 1950
Et même que Mélina Merkoúri avait pris Delmas comme modèle de femme fatale, sans pourtant l’égaler.
Zozó Dalmás. Athènes, années 1970-1980
Une certaine Belle Époque… chats des décennies passées à Athènes
* Photo de couverture: La Mándra d’Attik. Athènes, années 1930-1941