Lieux de mémoire
Aux yeux des historiens, les “lieux de mémoire” sont partout, preuve, s’il en faut, que la mémoire des lieux est souvent plus solide que ne le sont les lieux eux-mêmes. C’est ce que nous avons vérifié lors de notre parcours en Thessalie centrale, région complétement ignorée des touristes, voire, parfois même… oubliée des siens.
Telle la petite bourgade de Doxarás, déjà tristement célèbre suite à l’accident ferroviaire qu’a eu lieu à proximité sur l’unique voie à l’époque, très exactement au kilomètre 319 entre Thessalonique et Athènes.
L’époque d’ailleurs fut celle sous le régime des Colonels, quand dans l’après-midi neigeux du 16 janvier 1972, l’Acropolis express reliant Munich à Athènes, a violemment percuté le train omnibus remontant le vieux pays dans le sens inverse, d’Athènes à Thessalonique. Le bilan du terrible choc fut celui des 21 victimes et de bien nombreux blessés.
Les deux petites chapelles au kilomètre 319. Doxarás, avril 2024
Depuis 1995, le tracé de la voie passe par le nouveau tunnel, au lieu de contourner la petite montagne, justement entre les deux petites gares d’Orphaná et de Doxarás en cette Thessalie alors si profonde. Le ballast, ainsi que les traverses aux longs rails soudés à l’ancienne ont été enlevés lors des travaux. Ils ne transmettront plus au sol les efforts engendrés par le passage des trains, sauf pourtant pour la mémoire, celle des hommes naturellement.
L’accident du 16 janvier 1972 à Doxarás. Presse de l’époque
À midi de la même journée, la locomotive diesel ALCO-A323 l’une des plus modernes dont disposaient les chemins de fer helléniques à l’époque, attendait ses deux conducteurs pour tracter l’Acropolis. Le train a quitté Thessalonique à 13h30 de l’après-midi à destination d’Athènes, tandis que depuis la capitale et dans le sens inverse, le lent omnibus 121, connu aussi sous le nom de “Posta” car il faisait autant office de train postal, avait quitté le Pirée vers 9h30 à destination de Thessalonique.
L’accident du 16 janvier 1972 à Doxarás. Presse de l’époque
Ce train en direction du sud était le fameux Acropolis Express lequel assurait la liaison ferroviaire entre Munich et Athènes, tandis que le train 121 en direction du nord, d’Athènes vers Thessalonique transportait comme à son habitude, de nombreux soldats d’artillerie depuis Thèbes, en transfert vers des unités du nord de la Grèce.
Chapelle au kilomètre 319. Doxarás, avril 2024
L’accident s’est produit entre Doxarás et Orphaná en fin d’après-midi sur la ligne principale entre ces deux gares. Quelques minutes après que l’Acropolis Express ait quitté Larissa, la capitale de la Thessalie au nord de Doxarás, le chef de gare de Paleofársalos au sud d’Orphaná donnait l’ordre de départ au train 121 pour ainsi continuer sa longue route vers le nord.
L’entrée du village. Doxarás, avril 2024
Le tout sous… fond d’un match de football jugé si important, opposant les équipes d’Olympiakós et de Paniónios, retransmis à la radio en direct et que visiblement… le pays réel grec suivait avec tant d’impatience.
La gare abandonnée. Doxarás, avril 2024
Généralement, la priorité était donnée au train à grande vitesse en provenance de Thessalonique, mais Nikólaos Gíkas a ordonné au train en direction du nord de continuer également puisque le contrôleur national de la circulation a décidé de ne pas appliquer la règle se chargeant d’en aviser le chef de gare de Doxarás. Sauf que depuis Orphaná, Gíkas a laissé partir le 121 sans vérifier que son collègue de Doxarás fut effectivement informé du changement décidé à Athènes.
L’accident de novembre 1972 à Doxarás. Presse de l’époque
Toujours entre-temps, l’assistant conducteur du Train 121, ayant reçu des plaintes de son chef faisant état d’un problème de chauffage, il avait quitté son poste et s’est rendu à la salle des machines pour y contrôler le générateur de vapeur. Ainsi, le conducteur du train Sírmas, qui était assis à droite, n’avait aucune visibilité vers la gauche, d’où venait l’Express à pleine vitesse.
Le nouveau tracé et la gare abandonnée. Doxarás, avril 2024
La locomotive ALCO de l’Acropolis a littéralement écrasé l’autre locomotive, tandis que ses trois premiers wagons ont été écrasés et ils ont même pris feu. La collision a donc fait 21 morts et 40 blessés. Il s’agit du troisième accident ferroviaire le plus meurtrier survenu en Grèce, après les collisions de Témpi toujours en Thessalie le 28 février 2023 avec 57 morts, et de Dervéni dans le Péloponnèse en 1968 causant 34 morts.
Mémoire des patriotes pendus sous l’Occupation. Doxarás, avril 2024
L’enquête a révélé “que l’accident était dû à un manque… caractérisé de compréhension entre les chefs de gare d’Orphaná et de Doxarás, combiné au fait que le réseau était d’une seule ligne à l’époque et qu’il n’existait pas de méthodes modernes d’intercommunication”.
Mémoire des militaires tués durant la Guerre civile. Doxarás, avril 2024
Lors du procès lequel a eu lieu en novembre 1972 à Kardítsa, les trois cheminots furent condamnés à des peines de prison allant de trois à cinq ans. En janvier 1973, à la Cour d’appel de Larissa, seul Nikólaos Gíkas, le chef de gare d’Orphaná, fut condamné à cinq ans de prison, tandis que les deux autres accusés ont été acquittés.
Voie non réparée après les inondations de 2023. Orphaná, avril 2024
“Resté choqué par l’accident jusqu’à son décès en 2016, mon père qui fut le conducteur de cette rame, n’a jamais pu s’en remettre”, écrira seulement en 2023 sa fille, la romancière Zéfi Kóllia, confondant tout de même les deux accidents à Doxarás de l’année 1972.
Près de la gare abandonnée. Orphaná, avril 2024
Par la suite et bien des années plus tard, la… modernisation sous le régime de la post-dictature, apportera le doublement des voies et l’électrification de ce qui allait devenir la ligne principale du pays entre le Pirée et Thessalonique, faisant disparaître la section où la collision de janvier 1972 a eu lieu.
Route archéologique de Pharsale. Avril 2024
Vingt ans après la prétendue modernisation du rail en Grèce, le cinéaste Giórgos Tsakogiánnis a réalisé en 2016 un émouvant court-métrage consacré à l’accident du 16 février 1972. Son film a même été davantage visionné sur Internet bien récemment, ceci depuis surtout l’accident de Témpi le 28 février 2023.
Parmi les collaborateurs de Tsakogiánnis, Frangískos Elliot, spécialiste de l’histoire ferroviaire grecque, écrira à l’occasion de la sortie du documentaire en 2016, que quand il a voulu préserver les documents des rapports officiels des accidents du train au moment de la privatisation de la compagnie nationale de l’OSE dans les années 2010, comme par hasard, le rapport sur l’accident de Doxarás était alors curieusement manquant.
Au loin, le mont Olympe. Doxarás, avril 2024
En avril 2024, nous avons revisité les lieux, justement entre Doxarás et Orphaná, se disant qu’aux yeux des historiens, les “lieux de mémoire” sont partout et que la mémoire des lieux, est souvent plus solide que ne le sont les lieux eux-mêmes.
L’entrée du village. Orphaná, avril 2024
Certes, la nouvelle voie ferrée passe désormais à proximité de l’ancienne gare de Doxarás sans la desservir, gare tout de même oh combien historique. Car il faut rappeler qu’en ces lieux les couches mémorielles alors se juxtaposent.
Mémoire des patriotes exécutés sous l’Occupation. Orphaná, avril 2024
Vers une heure du matin, armés de fusils Mannlicher, les bandits sont montés à bord du train pour dévaliser l’argent et les bijoux des voyageurs, dont le ministre de la Protection sociale de l’époque. D’après les estimations de la presse du moment, au moins 500.000 drachmes y seraient débordés de la sorte.
La gare abandonnée. Orphaná, avril 2024
Sinon encore il y a tout juste 80 ans, à savoir au 12 mai 1944, l’armée allemande d’occupation, a pendu 24 patriotes, tous Thessaliens, sous les poteaux télégraphiques plantés entre la gare de Doxarás et l’extrémité du village. Près de la gare justement, un monument leur rend enfin hommage.
L’église de 1860. Orphaná, avril 2024
Et quant au village proche d’Orphaná, toujours près de sa gare désertée depuis 1995, un autre monument rappelle qu’en ces lieux également, le 4 juillet 1944, les occupants Allemands ont alors fusillé 22 patriotes. Lieux que l’on nomme ainsi paisibles, voire, issus du pays bien profond.
L’église de 1860. Orphaná, avril 2024
Nous y avons cependant rencontré une famille agricole préparant leur terre afin de planter du coton, près d’une église datant de 1860 sur l’ancien emplacement du village, abandonnée à son tour il y a pratiquement un siècle.
Les maisons inachevées. Orphaná, avril 2024
Enfin, toujours à Orphaná, on y découvre ces 96 maisons inachevées construites de briques rouges par le gouvernement en 1960, histoire d’y loger les familles des habitants de la montagne d’Agrafa en face, quand leurs villages d’origine se sont trouvés sous les eaux du lac Plastíra, aménagé à la fin des années 1950. Un parcours bis en quelque sorte et en complément possible à l’excursion que je propose autour du lac.
L’église et sa cigogne. Fýllo, avril 2024
Routes donc thessaliennes entre Orphaná et Doxarás. Avril 2024. Entre les deux localités et bien près de l’ancienne voie ferrée et de son affligeant kilomètre 319, se situe le hameau Mikró Vounó, littéralement “la petite montagne”. Nous y avons rencontré Velissários, il avait alors 22 ans en janvier 1972.
Pont routier non réparé après les inondations de 2023. Orphaná, avril 2024
“Vous savez… j’y étais. Nous avons entendu un terrible bruit, celui du choc et nous avons compris. Le pope a fait sonner les cloches de notre église et nous nous sommes rendus à pied au lieu du drame. Ce que nous avons découvert fut atroce. De la ferraille, des cris, de la chair brûlée et une odeur… indescriptible. En attendant les secours lesquels n’ont guère tardé d’arriver, nous avions déjà sauvé pas mal de monde”.
Chapelle au kilomètre 319. Doxarás, avril 2024
“Je me souviens aussi qu’une semaine après l’accident, j’ai trouvé la jambe de l’un des conducteurs des trains, nous l’avons rendue aux autorités et sa famille a pu l’enterrer… avec les autres restes de leur proche. Les rumeurs couraient déjà que tout n’a pas été bien clair dans cette affaire et que surtout, le fait de vouloir suivre le match de football à la radio y était sans doute pour quelque chose”.
Entre Doxarás et Orphaná. Thessalie, avril 2024
Thessalie ainsi bien profonde aux vieux ponts abimés depuis les inondations de septembre 2023 et aux belles routes désertées des touristes et même des locaux.
Les cigognes sont pourtant de la partie comme chaque année, à l’image du village voisin de Fýllo. Lors de notre passage, ses habitants qui sirotaient leur ouzo accompagné de mézé au bistro du coin nous regardaient alors comme des extraterrestres. Mon grand-père y vendait pourtant du fourrage et il y achetait des moutons. Mais il y a bien longtemps, faut-il tout de même préciser.
L’église et sa cigogne. Fýllo, avril 2024
Avril 2024. Aux yeux des historiens, les “lieux de mémoire” sont décidément partout et de toute époque. Train… de vie.
Notre Mimi, 2004-2024. Péloponnèse, juillet 2022
* Photo de couverture: L’église de 1860 et les champs. Orphaná, avril 2024