Le voyage des poètes
“Quel est le bon plaisir du temps d’avant-guerre que vous regrettez davantage?” Voilà pour la question posée en 1942 au poète Odysséas Elýtis alors âgé de 31 ans par le journaliste et homme des lettres talentueux, Fánis Kleánthis. C’était sous l’Occupation Italienne, Allemande et Bulgare de la Grèce en ces tristes temps, de 1941 à 1943. Entretien qui fut réalisé dans le cadre d’une enquête menée auprès de nombreux écrivains et poètes pour le compte de la Revue “Μπουκέτο” – Boukéto – “Le Bouquet”, laquelle finalement… n’a pas été publiée “à chaud” mais… seulement trente années plus tard.
Le poète Odysséas Elýtis. Prix Nobel de littérature, 1979
Rappelons ici que le poète Odysséas Elýtis, 1911-1996, issu d’une famille aisée originaire de l’île de Lesbos, nom de plume d’Odysséas Alepoudélis a reçu le deuxième prix Nobel grec, toujours de littérature, en 1979, après celui de Yórgos Séféris en 1963.
Dans cette interview, finalement publiée par Fánis Kleánthis dans “Αιολικά Γράμματα” – “Eoliká Grámmata” – Lettres Éoliennes en 1973, puis reprise dans un recueil de 37 entretiens2 qu’Elytis avait accordé entre 1942 et 1992, le poète… en quelque sorte, renforce alors le clou.
Odysséas Elýtis. Prix Nobel de littérature, 1979
“Pionniers, mais alors véritables pionniers, nous avancions à jeun et mal rasés durant des jours et des jours, agrippés à la carrosserie d’une Chevrolet fatiguée”. C’était l’époque où commençaient les premières excursions du poète à travers la Grèce rurale, en compagnie d’un ami qui n’était peut-être pas un intellectuel mais qui était un amoureux inconditionnel du pays grec et l’un des premiers automobilistes de toute la Grèce.
À l’époque, au milieu des années 1930, “se rendre d’Athènes à Delphes était une entreprise presque impossible, une expédition qui nécessitait un temps dégagé – et la question était de savoir si l’on parviendrait un jour à destination en toute sécurité. Et durant ces temps, nous avons littéralement parcouru toute la Grèce”.
Delphes… Le voyage éternel, 2023
L’idée si fièrement affichée et cela dès les années 1920 est celle de la liberté “car la voiture nous emmène alors partout”, s’agissant bien entendu des seules classes aisées à l’époque. Se rendre partout, à la seule condition d’après Elýtis et ses amis, “que ce partout ne dépasse pas les limites de la Grèce”, d’après son témoignage. Ainsi, se souvient-il, “nous avons avalé chaque bout du pays avec boulimie, morceaux, tantôt durs, tantôt salés, comme si nous avions de la sorte à notre portée, ce que les yeux et l’esprit consomment alors plus naturellement chez l’homme, bien mieux que par la faim ou par la gorge asséchée”.
Vers Delphes. Voyage en Grèce dans les années 1950
“Les poètes de demain, sont très différents des poètes que nous avons rencontrés jusqu’à aujourd’hui. Ces enfants de notre temps sont durs, ils sont en forme, leurs mouvements sont libres et leurs couleurs créatives sont alors vives. Ils disputent des matchs, ils conduisent naturellement des voitures et ils trouvent que 100 km/h est une vitesse très sage, certains pilotent même des avions”.
“Ils vivent avec audace parce qu’ils sont déterminés à ne pas perdre leur temps dans ce monde, à remplir leur existence le plus possible, à tout ressentir le plus profondément possible. Toute une esthétique se forme ainsi spontanément dans l’air même que nous respirons, c’est l’esthétique de la voiture et des routes sur lesquelles ces jeunes poètes roulent et pour tout dire, ils galopent”.
Odysséas Elýtis conduisant son Alfa-Romeo. Années, 1960
C’est même le temps des premiers touristes identifiés de la sorte, d’abord ceux de l’élite occidentale, Russie alors comprise. Des albums photos édités et réédités sans cesse que l’on retrouve parfois dans les halls des hôtels aux légendes en grec et en anglais font surtout l’éloge d’une certaine “Ruralité”, entre autres.
Yórgos Séféris, poète déjà confirmé et jeune diplomate au service de son Ministère à Athènes, voyage aussi beaucoup durant la même époque, avec presque une décennie d’avance sur Elýtis, question d’âge déjà, car il est de dix ans son ainé. Séféris accompagna Édouard Herriot en Grèce lors du voyage de ce dernier en 1929.
Yórgos Séféris et son épouse Maró. Athènes, années 1960
En août 1929, Édouard Herriot, ancien Premier ministre français puis maire de Lyon, chef du Parti Radical, et… “européiste” de la première heure, arrive par la route en Grèce pour un voyage d’agrément à bord de sa voiture privée de course comme de luxe, une Hispano-Suiza. L’employé du ministère des Affaires étrangères Yórgos Seferiádis, alias Yórgos Séféris, part par la route pour Florina, près de la frontière avec la Yougoslavie d’alors, pour le rencontrer.
Aux premières heures du 17 août, l’homme politique français arrivera à Thessalonique et de là il partira, avec son escorte et guide officiel Seferiádis, pour une visite de Delphes, d’Athènes, par voie maritime jusqu’à Délos et, à son retour, par la route. Encore une fois, le programme reste classique. Olympie, Mycènes, Épidaure et Nauplie, avant de partir pour Venise le 2 septembre.
Les itinéraires du voyage sont gérés par le Club hellénique de tourisme et d’automobile – ELPA, fondé en 1924, en collaboration à l’arrivée d’Herriot, avec les clubs respectifs de Belgrade et de Sofia. Les détails sont annoncés par le président de l’ELPA, l’armateur Antónios Stathátos, dans une lettre datée du 5 août adressée à Seferiádis, invitant à l’occasion à déjeuner le visiteur distingué français Didier, Président de l’Automobile Club de Lyon, qui l’accompagne également Édouard Herriot.
Politique, tourisme et automobile, tout y est pour plaire à la… modernité du siècle passé en Occident. Déjà pour la Grèce de 1929, récemment sortie de dix années de guerres successives entre les Guerres balkanique en 1912-1913, la Grande Guerre, puis la Guerre gréco-turque en Asie Mineure de 1919-1922, pays encore dotée d’un réseau routier rudimentaire, l’automobile était un sport coûteux pour une élite aisée, dont d’abord la famille royale siégeant au Palais d’Athènes.
Delphes… Le voyage éternel, 2023
Et pour cause… puisque tout privilège peut parfois s’avérer amer. Ainsi, pour ce qui est du voyage d’Édouard Herriot, figure de la IIIe République en Grèce, Denis Kohler dans son livre “Georges Séféris qui êtes-vous ?” précise alors le contexte qui est celui, je dirais, d’un certain “malentendu grec”.
Delphes… Le voyage éternel. Fêtes de 1930
“Or, voici qu’à l’étape d’Olympie, Séféris – il allait adopter ce nom de plume moins de deux ans plus tard – montre à Herriot, à côté de l’atelier de Phidias, les restes d’une basilique paléochrétienne ainsi que des vestiges byzantins. Et c’est alors que le futur chantre de Mme Récamier laisse échapper : ’A vrai dire, mon jeune ami, tout ce qui est postérieur au IIIe siècle avant J.-C. ne m’intéresse pas.’ Cette gaffe magistrale aura sur Séféris et l’esprit de sa poésie des conséquences si importantes qu’il nous faudra y revenir au moment opportun”.
Ángelos Sikelianós et son épouse Eva Palmer. Delphes vers 1930
“Mais n’accablons pourtant pas trop Herriot, qui n’est, en fait, que le porte-parole exemplaire de la vision occidentale d’une ’Grèce éternelle’ limitée en réalité à trois siècles tout au plus et n’allant pas au-delà de la victoire de Philippe à Chéronée, en 338. Ce qui ressort clairement de cet incident, c’est combien est faussée, tronquée l’image de la Grèce. Ses trois mille ans d’histoire ininterrompue se trouvent découpés en autant de tranches, sans rapport les unes avec les autres, qu’il y a de chaires et de spécialistes pour en traiter. Le mycénologue ignore tout des Comnènes, le spécialiste de l’époque hellénistique n’a guère idée de la Révolution de 1821”.
Le poète Odysséas Elýtis… en voyageur accompagné. Années 1970
Yórgos Séféris, poète et diplomate quitte le poste d’Ambassadeur à Londres en août 1962 pour enfin, revenir au pays. Il en a été déjà suffisamment dégouté. Dans son carnet à la date du jour de l’an de 1959 il se dit désabusé par toute la classe politique grecque lors des pourparlers au sujet de l’indépendance et/ou de l’autodétermination du peuple de Chypre, il faut préciser, sous… les auspices “civilisateurs” du colonialisme britannique. Séféris alors Ambassadeur de la Grèce en poste à Londres sera écarté de l’équipe des négociateurs grecs, parce que justement il n’a pas voulu admettre l’irréparable et encore moins l’irrespirable.
Le poète Odysséas Elýtis… en voyageur accompagné. Années 1930
Et il voyage tant qu’il le peut en voiture essentiellement, songeant au pays, à son histoire, à l’homme du peuple, à l’homme des campagnes. “Où que je voyage, la Grèce me blesse”, disait le poète, et son épouse Maró, lors d’une interview accordée en 1986 a voulu davantage préciser cette phrase. “La Grèce pouvait lui faire mal, le blesser de plusieurs manières. Certes et d’abord par tout ce qui n’allait pas, mais alors autant par sa beauté. Autrement-dit, il en était parfois très ému. Je me souviens d’une randonnée, lorsque nous avions découvert le spectacle sublime de la Baie de Corinthe depuis la montagne. Assis sur un rocher, Il s’est mis alors à pleurer à gros sanglots devant cette beauté indescriptible”, Maró Séféris, interview accordée à Antónis Fostiéris et Thanássis Niárchos en 1986.
Le poète Odysséas Elýtis… en voyageur accompagné. Années 1950
Le poète Odysséas Elýtis… en voyageur de l’Égée. Années 1970
Images du vieux pays, pas forcément d’un autre temps. Sur Yórgos Séféris et ses voyages enfin à Chypre dans les années 1950, sur place naturellement en voiture, il y a enfin le témoignage de sa sœur, Ioánna.
“Le 29 octobre 1953, partant pour Chypre, Georges écrivait. ’Ne cesse pas de m’écrire. Je trouverai un moyen pour que tes lettres me parviennent…’ Il retournera dans cette île en automne 1954, et de nouveau en automne 1955. Beyrouth, 25 octobre 1954. Ma chère Jeanne… il est évident que pour moi le plus grand avantage de ce poste est la proximité de l’île : une heure d’avion ou une nuit de bateau… Je me suis mis à aimer cette terre”.
Le poète Odysséas Elýtis… en voyageur éternel. Athènes années 2020
Images et alors paroles du vieux pays, forcément de tout temps… ou presque.
“Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage” Heureux qui, comme nos poètes, a fait un beau voyage !
Odysséas Elýtis à Chypre… en compagnie d’un chat en 1970
* Photo de couverture: Le poète Odysséas Elýtis. Prix Nobel de littérature, 1979
Notes
- Fánis Kleánthis, 1913-2007, revient sur cette enquête… le 17 décembre 1974, quand il publie sa nécrologie au poète Kóstas Várnalis, décédé la veille.“J’avais posé la même question à d’autres écrivains. L’un d’eux m’a dit qu’il était contrarié de ne pas avoir de voiture. Un autre, qu’il ne trouvait pas de vrai café. Un troisième m’a dit qu’il cherchait… de la morue frite. Varnalis quant à lui il a répondu : – Ce que je désire, c’est la liberté. -Excusez-moi, lui dis-je, la liberté est un bien moral. Je vous ai posé ma question sur les biens matériels… Viande, pain, fromage… -Tu as tort, cher ami ! m’a-t-il répondu rudement. La liberté est le plus matériel, le plus tangible de tous les biens. Que dois-je faire du pain, du vin, du mézé, quand je n’ai pas de liberté ? – Mais… il y a la censure… Comment puis-je écrire que nous manquons de liberté. Ça ne passera pas. – Ah, c’est ton affaire ! Tu m’as questionné et je t’ai répondu”. Le poète Kóstas Várnalis, 1884-1974, né à Bourgas en Bulgarie, avait également publié des critiques, d’œuvres narratives et des traductions. Ayant étudié à Paris dans les années 1920 la philosophie et la sociologie, il s’est depuis rallié au marxisme. Il avait travaillé comme enseignant et journaliste. En 1959, il a été honoré du… Prix Lénine pour la paix. ↩
- Οδυσσέας Ελύτης, “Συν τοις άλλοις – 37 συνεντεύξεις”, Ύψιλον, 2011. ↩
- “L’Esprit Libre” parait à l’automne 1929. Cette édition, la seule à ce jour, publiée sous le pseudonyme d’Oréstis Digenís, avait été rapidement… identifiée dès les premières critiques qu’elle provoqua et tout le monde a reconnu qu’elle venait de la plume de Yórgos Theotokás, lequel lors des rééditions suivantes, a bien entendu abandonné… définitivement son pseudonyme. Il avait alors exactement vingt-quatre ans, certains de ses articles et études avaient déjà été publiés par des journaux et magazines en Grèce et à l’étranger. Le livre arrive à point nommé pour exprimer l’état d’esprit d’une nouvelle génération qui se formait à l’époque, dont l’orientation se voulait disons “rationnelle et intellectuellement internationaliste”. Pour cette raison, dès sa parution, son texte a été qualifié, d’ailleurs un peu vite, de “manifeste pour toute une génération”. De nos jours, on dirait, certes en schématisant, que Theotokás fut “le plus occidentaliste, voire, le plus europhile” de sa génération, d’où certaines divergences de vue avec notamment son ami Séféris et pas seulement, par exemple au sujet de Chypre dans les années 1950-1960. ↩
- Ángelos Sikelianós, 1884 – 1951, était un des plus importants poètes grecs. Il avait été même pressenti pour le Prix Nobel de littérature dans les années 1930. À partir de 1925, il réside en permanence à Delphes, d’où son projet dit delphique ou idée delphique. Sikelianós était persuadé que Delphes peut redevenir, comme dans l’Antiquité, un centre spirituel important. Son épouse depuis 1907, l’Américaine Eva Palmer, 1874 – 1952, a généreusement subventionné les Fêtes delphiques, elle a d’ailleurs conçu la chorégraphie et la mise en scène du Prométhée enchaîné d’Eschyle, comme elle s’est également occupée de la musique et du tissage des costumes. Fin mai 1927 sont enfin célébrées les Fêtes delphiques, dans une très grande affluence. On y donne la représentation de Prométhée enchaîné ; plusieurs concours d’athlétisme sont organisés, comme le lancer du javelot et du disque, ainsi que des courses aux flambeaux et des expositions d’artisanat.
Les deuxièmes Fêtes delphiques se déroulent en mai 1930, durant trois journées. On y donne encore la représentation de Prométhée enchaîné, mais aussi des Suppliantes d’Eschyle. Le travail de préparation est énorme et de nouveau, ces Fêtes reçoivent un écho international considérable. Mais voilà que le couple Sikelianós s’est ruiné dans cette entreprise, les dettes s’accumulent et il affronte de sérieuses difficultés financières. C’est la fin du rêve delphique, et c’est aussi le divorce entre Sikélianos et Eva Palmer officialisé en 1934. ↩