Village typique


Kefalóvrysso notre village thessalien, est un village typique. Ce qui veut dire qu’il relève de la typologie des villages grecs, parmi ceux qui ne vivent guère du tourisme mais qu’ils sont rattrapés à des degrés divers par la crise, tant que par une démographie déclinante.

La construction de l’église par les habitants. Kefalóvrysso, 1960

Il est situé à 7 kilomètres au nord-ouest de la ville de Tríkala, à une altitude de 125 mètres et sa population permanente est de 777 habitants d’après le recensement de 2021, au lieu de 1.200 habitants il y a encore une trentaine d’années.

Mon père, natif du village avant la Seconde Guerre mondiale, raconte que son grand-père était venu habiter à Kefalóvrysso depuis une bourgade voisine, après que notre région soit enfin rattachée à la Grèce en 1881.

Fête au village. Kefalóvrysso, années 1970

Mes oncles qui ne sont plus de ce monde, en rajoutaient au récit familial devenu par la force du temps… familier, que les aïeux de notre parentèle sont descendus des montagnes du Pinde juste en face, car en cette Thessalie occidentale et jusqu’à une époque relativement récente, les échanges de toute sorte entre la montagne et la plaine n’avaient jamais cessé, y compris durant les quatre siècles de la longue occupation ottomane.

L’ancien nom du village herité de la période ottomane, voire antérieure, est celui de Mértzi, tandis que Kefalóvrysso signifie littéralement “la fontaine de la tête”. Il existe diverses traditions orales concernant le nom du village, à notre humble avis retravaillées ; de celles que l’on reprend de manière assez répétitive en cette Grèce traditionnelle et rurale.

Les montagnes du Pinde. Thessalie, mai 2023

Selon la légende, autant écrite par les chroniqueurs d’il y a un siècle, “un bandit d’une époque antérieure agissant dans la région de Métsovo en Épire voisine, lui et ses complices avaient trouvé un excellent moyen pour se décharger des objets volés, les acheminant vers la plaine de Thessalie, tout en évitant les contrôles de la gendarmerie”.

Ils jetaient les pièces en or et les bijoux dans un ruisseau, lequel depuis Métsovo, les… menait jusqu’au lac du village de Mértzi et à sa fontaine. Là, le voleur aurait fait souvent semblant de puiser de l’eau à la source tout en récupérant les objets volés. Le plan a fonctionné pour ces voleurs jusqu’au jour où un villageois a aperçu le chef des bandits revenir sans cesse de la source, portant deux lourds sacs sur lui et en a informé la gendarmerie”.

Le Pinde juste en face. Kefalóvrysso, octobre 2023

Sitôt, les gendarmes ont investi Métsovo pour s’emparer de son complice, ils l’ont alors décapité et ils ont lancé sa tête dans le ruisseau. Ainsi le lendemain, lorsque son compère se rendit au lac pour récupérer le butin, il trouva à la place… la tête coupée de son capitaine”. Et à partir de ce jour, le nom de Kefalóvrysso fut donné au village.1

Notons ici que bien d’autres villages en Grèce continentale portent le nom de Kefalóvrysso, et qu’à chaque fois, le mythe fondateur, celui de la tête coupée, est à maintes fois répété, dans sa version locale bien entendu. Et quant aux “capitaines” – les illustres “Kapetánioi”, il s’agit des chefs de brigands devenus à travers la tradition et d’abord dans les faits, les grands patrons des Klephtes, littéralement “les voleurs”, autrement-dit, les chefs Grecs insoumis de la Révolution de 1821 pour se libérer des Ottomans.

Vie quotidienne. Kefalóvrysso, années 1950

Ensuite, sous le jeune État grec et jusqu’aux années 1930, ce sont de nouveau les chefs des bandits, lesquels pratiquent parfois même une certaine justice sociale au profit des humbles. Et c’est durant les années de la Résistance face à l’Occupation italienne, allemande et bulgare, de 1941 à 1944, que les chefs des combattants irréguliers, et notamment les communistes, se nomment alors à leur tour “Kapetánioi”. Et d’après les usages… culturels balkaniques, le pouvoir en face lors de la capture et la mise à mort des Kapetánioi, “offre” à la population… l’affreux spectacle des têtes coupées. D’où en quelque sorte… le socle culturel du mythe d’origine revisité à Kefalóvrysso.

Le dernier cas semblable historiquement avéré, date d’ailleurs de juin 1945 lors de la Guerre Civile, quand ceux des autorités officielles, c’est-à-dire issus des rangs de la droite et même des “centristes” anglophiles au pouvoir, ont suspendu sur la place centrale de Tríkala, la tête coupée de l’illustre Kapetánios de l’armée des résistants du Parti communiste grec, Aris Velouchiótis ainsi que celle de son adjoint Tzavélas.2

Buffle local. Kefalóvrysso, années 1950

En tout cas, bien avant sa deuxième dénomination dans les années 1920, la première référence officielle faite au village Mértzi, figure dans un document ecclésiastique datant de 1163. Mértzi est par la suite mentionné dans les ratifications des biens du diocèse en 1336 et en 1393, puis, avec la chute de Constantinople et de Byzance en 1453, le village, tout comme le reste de la Thessalie, passe sous la domination de l’Empire ottoman.

C’est par exemple d’après un registre ottoman de 1820 que Mértzi comptait alors 19 foyers, quand plus tard, au moment de la libération de la Thessalie en 1881, le village fut enregistré comme appartenant à la municipalité de Tríkala, lui et ses 450 habitants. Il a longuement formé une municipalité autonome de 1924 à 1997, date d’un premier regroupement des communes en Grèce. Puis, suite à la deuxième réforme des communes et des Régions de 2011 faisant passer le nombre de communes du district de Tríkala de 150, à seulement 4 municipalités actuellement, Kefalóvrysso est désormais intégré à la grande municipalité de la ville de Tríkala.

Mémoire d’un soldat Evzone issu du village. Kefalóvrysso, années 1930

Enfant dans les années 1970, j’avais connu le village encore relativement bien peuplé et naturellement très agricole, comme on dit “à l’ancienne”. Ses foyers, dont ceux de mes oncles et tantes y pratiquaient une certaine économie autonome, chaque famille produisait largement son propre lait, son beurre et alors son fromage, ainsi qu’une partie de sa viande, grâce notamment aux ovins et aux caprins qu’elle entretenait.

Une génération plus tôt, la mécanisation n’avait pas encore remplacé la force animale, car en ce coin de la Thessalie profonde, on utilisait encore la race grecque bien ancienne de buffles. Elle disparaît toutefois dans les années 1960, sauf plus au nord, près du lac Kerkíni en Macédoine grecque.

De l’élevage. Kefalóvrysso, années 1970

Les habitants de Kefalóvrysso avaient alors pour activité principale l’élevage et ils étaient également cultivateurs, produisant du blé, de l’avoine, de l’orge, du coton, du tabac et du maïs. De plus, nombreux ont été ceux qui pratiquaient le maraîchage, ceci il y a encore une dizaine d’années.

Comme il est rappelé par la chronique locale du temps de l’Internet, “des chèvres et des brebis, les habitants obtenaient le lait avec lequel ils produisaient le yaourt et le fromage écrémé. Au même moment, la pratique de la fabrication du fromage avait une forte empreinte, comme on sait, dans la région. Ils prenaient également la laine des animaux, à partir de laquelle ils confectionnaient leurs vêtements, tandis que même le fumier allait aux potagers”.

La mère et ses enfants. Kefalóvrysso, années 1950

Des sources orales, puis écrites, prouvent que Kefalóvrysso s’était transformé en une plaque tournante pour les échanges, car il était à l’époque situé justement sur l’importante route commerciale, reliant le massif montagneux du Pinde proche et la ville de Tríkala. Après tout, on sait qu’à certains endroits autour de notre village, il y avait encore les traces des fondations d’anciennes cabanes et autres granges, servant aux familles venues de la montagne à faire hiverner leurs chèvres et moutons, ainsi que leurs proches et parents si besoin”.

Pour les paysans qui hivernaient leurs moutons et chèvres de la sorte près de chez eux, la vie restait plutôt supportable. Elle était en revanche très pénible pour ceux qui devaient garder un troupeau en dehors du village. Lorsqu’il pleuvait pendant la journée et qu’il revenait alors au bercail le soir, chaque berger devait allumer lui-même le feu pour sécher ses vêtements, car il en aurait également besoin le lendemain. Il était d’ailleurs vêtu de vêtements de laine très épais. Leur cape était en même temps leur couverture, imperméable à la pluie, Quand la fourrure chaude servait à son tour pour lutter contre le froid”.

Ceux de Kefalóvrysso devenus travailleurs en Allemagne. Années 1960 à 1980

Ces bergers avaient également acquis des connaissances en météorologie, grâce à leur métier quotidien en pleine nature, ils observaient constamment les phénomènes météorologiques. Leurs fidèles compagnons et gardiens des troupeaux étaient naturellement les chiens de berger. À l’époque, les éleveurs du village disaient qu’un bon chien vaut la moitié d’un troupeau, car dans pareil cas, ils savaient quand leurs chiens aboyaient pour un bandit et quand pour un loup”.

Ils étaient bergers, puis à l’occasion… guerriers, c’est-à-dire servant à l’occasion et d’ailleurs si fièrement au sein des unités Evzones de l’Armée Hellénique, sauf que déjà, entre l’avant et surtout l’après 1940-1949, il y a autant ceux qui quittent Kefalóvrysso pour la ville, voire, pour travailler à l’étranger.

L’équipe de football. Kefalóvrysso, années 1950

Et dans ce cas, tout comme lors de la disparition de l’homme chef de famille, suite à une guerre ou suite à un assassinat… en local, sur les photographies familiales ne figurent alors que les mères accompagnées de leurs enfants.

Theódoros Kalogránas, qui est d’ailleurs notre cousin par alliance, ayant publié en 2010 un remarquable travail sur l’histoire locale, me disait à l’occasion que dans les années 1900 à 1930, de nombreux différents entre villageois se réglaient par la violence, voire, par le meurtre.

Il faut rappeler que jusqu’aux années 1930, le port d’armes n’était pas inhabituel à Kefalóvrysso et que cet apaisement depuis, apaisement des esprits et des gestes, a largement volé en éclats durant la Seconde Guerre mondiale, par ses faits de collaboration tout comme d’ailleurs de résistance, mais surtout hélas, durant le triste moment de la Guerre civile des années 1944 à 1949.

Le musée d’histoire locale, initié par Theódoros Kalogránas. Kefalóvrysso, 2020

De nombreux foyer y ont été brûlés, pillées, anéantis, bêtes et réserves alors comprises entre 1941 et 1949. Les villageois n’évoquent guère cette période, ou sinon uniquement au sein de leur propre clan, familial ou politique. Le bon travail fait sur l’histoire et la mémoire du village n’en dit pas un seul mot non plus, à l’instar du site Internet dédié aux faits locaux. Encore actuellement, les récits publiés, sont ceux ouvertement reconstruits et proposés par ceux de gauche, leur victimisation comprise, en jeu de miroir historique déformant avec les récits issus des proches des milices de droite des années 1940, pourtant… autant de triste mémoire.

Puis, la reconstruction fut lente et pénible, “la nouvelle situation” se faisait même trop attendre, au point de pousser pas mal de jeunes du village à s’installer en Allemagne dans les années 1960-1970, pour y travailler. Ils sont progressivement revenus à partir des années 1980, sauf que leurs enfants ou petits-enfants, ont de nouveau quitté Kefalóvrysso et la Grèce, notamment pour l’Allemagne à partir de 2010, crise dite grecque oblige.

L’équipe de football. Kefalóvrysso, années 1970

Tandis que ceux de l’équipe de football des années 1950 n’avaient même pas… de chaussures dignes pour jouer, la génération de cette même équipe des années 1970, quand elle est encore là, elle se retrouve désormais au café des vieux… sages pour jouer aux cartes, ou sinon pour reprendre le fil des souvenirs, dont ceux sans doute de la première cigarette, à l’occasion par exemple de la célébration de la Paque Orthodoxe et de son incontournable agneau à la broche.

Ou encore, pour se remémorer la reconstruction de l’Église de Saint Georges qui est le Saint protecteur de lieux. Car l’église actuelle a été édifiée exactement sur l’emplacement de l’ancienne église du village, détruite lors des bombardements durant la Guerre des années 1940.

Cette construction de l’église actuelle, entièrement en pierre, a débuté en 1960 et les travaux ont été achevés en 1961, avec la contribution de tous les habitants, lesquels “ont travaillé avec effort, passion et art”, comme on le raconte encore à Kefalóvrysso, “puisqu’à la gloire de Dieu”.

Au café des vieux… sages. Kefalóvrysso, années 2020

C’était l’époque où la population de Kefalóvrysso était encore jeune et robuste, car actuellement, sa population est largement composée de retraités et au même moment, plus du tiers des maisons du village, restent fermées car non habitées de manière perméante.

Sauf qu’il y a toujours le petit lac de la bourgade, formé par sa petite rivière Gintzís ou Mertziótikos, et dont la profondeur atteignait à l’époque trois mètres. Inutile de dire que les jeunes du village s’y baignaient et ils y pêchaient même allégrement.

Aux bords du lac, le café. Kefalóvrysso, octobre 2023

Actuellement, sur les bords du lac il y a un beau café – bistrot… disproportionnellement moderne, lequel a ouvert ses portes depuis trois ans, cependant, il ne fait pas toujours le plein de clients.

Certes, la route de Météores ne passe guère loin, sauf que personne parmi les milliers de touristes qui s’y rendent chaque année, ne vient jusqu’ici.

Souvenirs de la première cigarette. Kefalóvrysso, années 1950

Donc… notre village restera typique encore pour un moment et aux yeux même de certains, dans un état plutôt critique. On se contentera sinon de notre centre folklorique aux diverses expositions caractéristiques du mode de vie des habitants d’autrefois, du petit musé local, ainsi que de l’École de musique dirigée par ma cousine, laquelle organise des événements mélodieux avec une large participation des habitants.

Kefalóvrysso, village thessalien alors typique… dans toute sa musique, entre la plaine, le Pinde et les Météores bien proches. On y reviendra !

Les Météores et leurs chats. Mai 2023

* Photo de couverture: L’église de Saint Georges. Kefalóvrysso, octobre 2023



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Notes

  1. Voir le travail – en grec, du professeur d’éducation physique et natif du village, Theódoros Kalogránas, publié par l’ancienne municipalité de Kefalóvrysso en 2010. “Kefalóvrysso de Tríkala – Auprès des racines”, “Το Κεφαλόβρυσο Τρικάλων – Κοντά στις ρίζες”, του καθηγητή φυσικής αγωγής Θεόδωρου Καλογράνα, έκδοση Δήμου Φαλώρειας, Κεφαλόβρυσο 2010 et également le blog de Gióta Rentzilá, autant native du village. 
  2. Jusqu’à nos jours en 2023, le secret demeure entier quant à l’endroit où sa tête a été par la suite enterrée, ce qui intrigue par exemple toujours la presse locale. “Les traces des têtes se perdent sitôt – mais d’après certains soupçons – les deux têtes auraient été transférées à Athènes pour finir au Musée du Crime, rangées aux côtés de celles des grands bandits de jadis, Yagoúlas, Babánis, Tzamítras et consorts. Cependant, cette rumeur n’a jamais été confirmée, elle a même été catégoriquement démentie par le responsable du Musée Criminel, le professeur de médecine légale Koutselínis – visiblement agacé. Ce musée a été fondé en 1933 au sein de l’École de médecine à Athènes et dont l’accès, n’est pas autorisé au grand public ni aux journalistes. En juin 1945, le quotidien de droite Acropolis écrira cependant – que les deux têtes ont déjà été enterrées conformément à l’ordre des autorités, ce qui est considéré par beaucoup d’experts comme étant le plus probable. Mais où ? Personne ne l’a jamais su! Certains parmi ceux ayant directement vécu les événements, pensent que les têtes ont été enterrées alors qu’elles se trouvaient encore à Tríkala et ceci dans un lieu inconnu, afin de ne pas y créer un pôle d’attraction pour les personnes partageant les mêmes idées que Velouchiótis – et qu’elles n’ont jamais été… portées à Athènes. Cependant, malgré les efforts déployés au fil des années par les nièces de Velouchiótis, les filles de son frère, le mystère reste entier”.