Matines de Santorin


Cela fait plus de quinze ans que je n’ai pas visité les Cyclades en été. Et ceci se comprend, je dirais même qu’il se comprend… de plus en plus. Et quant à Mykonos et Santorin, tout simplement je n’y suis pas allé depuis 1990.

Santorin nocturne par Élena Ólga Christídis. Presse grecque, août 2025

Je garde ainsi un lointain souvenir des îles grecques, certes touristiques, mais alors encore grecques et pour tout dire, “praticables”. Déjà en ces années 1990, il était bien loin le temps des “Matines de Santorin”, s’agissant plus exactement de l’Orthros, titre du célèbre documentaire de Stávros Tornés (1932-1988) et de Kóstas Sfíkas (1927-2009). Rappelons que dans le contexte de la liturgie orthodoxe, l’Orthros est comme on sait, la désignation du service religieux spécifique célébré à l’aube, généralement le dimanche matin, avant la Divine Liturgie.

Notons également à l’occasion que Stávros Tornés fut un acteur, metteur en scène et scénariste grec. De 1957 à 1967, il travailla sur de nombreux tournages où il fut technicien et parfois autant acteur. Il a quitté la Grèce pour l’Italie, puis pour la France pendant le régime des Colonels (1967-1974). Il ne reviendra en Grèce qu’en 1982, pour se lancer dans le cinéma expérimental, tandis que Kóstas Sfíkas fut également un acteur, metteur en scène et scénariste avant-gardiste.

Leur œuvre, d’une durée de 20 minutes, sans voix-off, est un authentique film ethnographique, telle une enquête visuelle sur la vie à Santorin, à une époque où l’économie agricole cédait tout juste la place à l’industrie touristique, et encore.

“Matines de Santorin”, documentaire grec de 1967

Vassílis Rafailídes (1934-2000) journaliste et essayiste de renom, critique de cinéma et réalisateur, connu pour ses articles politiques et ses écrits sur l’histoire moderne de la Grèce, souvent rédigés dans un style anecdotique et pamphlétaire, avait d’ailleurs dit du film :

C’est une enquête visuelle et autant sociale sur la désolation qu’y règne à Santorin, sur ses habitants décharnés et mal nourris, et sur ses vacanciers bien nourris. Les protagonistes sont des touristes, des ânes et des… indigènes affamés ou sinon quelquefois suffisamment nourris. Sans oublier les fèves – un aliment nutritif pour les paysans sous-développés – ainsi que la poussière de pierre ponce produite et exportée depuis cette île volcanique – une substance alors nocive qui attaque principalement les poumons sensibles des habitants âniers. C’est un documentaire pur, qui décrit, qui sélectionne, qui met en lumière et surtout qui dénonce”.

Sauf qu’en s’éloignant des vieilles années du siècle passé, nous sommes désormais en mesure d’évoquer plutôt les… “Vêpres Santoriniennes”, au sens symbolique… à savoir final. Car Santorin, à l’instar de Mykonos et des autres îles qui finissent ainsi par fermer le bal de la solution ultime touristique, forment en ce moment… une tombe culturelle, voire civilisationnelle, qui plus est, déguisée en carte-postale numérique. Et pour faire court, tout ce qui s’y produit, se consomme et se délabre en même temps, n’a plus rien de grec, ni de supportable, en dépit évidemment des réclames pour touristes.

Sauf que cela se vend et d’abord le paysage, en tout cas pour l’instant. Au même moment, les Grecs, disposant encore d’un certain pouvoir d’achat, délaissent carrément les îles de l’Égée, à commencer par les Cyclades, et préfèrent séjourner en Grèce continentale, voire en Italie ou ailleurs en Europe et dans le monde. Cela leur coûte d’abord bien moins chère que les Cyclades.

Kéa, île des Cyclades, février 2013

C’est dans ce sens, que la dénonciation… post-mortem, celle de notre piètre temps, fait sans quoi état du “situationnisme” acculturé qu’y règne désormais sur ces îles, en tout cas chaque été, et elle parvient par exemple d’une jeune femme grecque, sous forme de publication sur les réseaux sociaux, dont le texte a été reproduit par la presse.

Son titre, c’est précisément “Le surtourisme tue les îles”, s’agissant de l’article captivant de la psychologue Élena Ólga Christídis que j’ai traduit ici, quand elle décrit comment elle a été contrainte de passer une nuit à Santorin. Cette île, l’une des plus belles du pays à l’origine, lance… en quelque sorte son SOS, face à la désagrégation de ses caractéristiques, au nom des “commodités” liées au surtourisme, ainsi que par le comportement des locaux, axé sur le dit “développement”.

Le surtourisme tue les îles

J’ai été contrainte de rester une nuit à Santorin, car l’île sert de point de passage obligé, pour les liaisons entre certaines petites îles des Cyclades. La dernière fois que j’y suis allée, et que j’y suis restée plus longtemps, c’était il y a exactement vingt ans. Cette photo montre la caldeira de Firá, le chef-lieu de l’île, et ce que nous avons vu en arrivant était plus que choquant, même si nous étions parfaitement conscients du… cheminement de l’île, vers le surtourisme”.

Firá, est un mélange de Miami et de Monastiráki, – la place anomique et hypertouristique du vieux marché à Athènes (NdT) – le phénomène… multiplié à l’infini. Nous déambulons entre McDonald’s, vêtements de marque, imitations bon marché, commerçants qui démarchent les clients devant leurs boutiques, pubs et pour tout dire, mille et une autres boutiques proposant alors biens et services. Un type nous demande en anglais si nous sommes intéressées par des soins de la peau et nous indique l’entrée d’un institut de beauté, à onze heures du soir”.

Kéa, île des Cyclades, février 2013

Un groupe de jeunes filles d’une vingtaine d’années à l’accent britannique, s’arrête devant un pub sombre où la musique est forte. Un tableau noir près de l’entrée annonce le… happy hour. Elles s’adressent au jeune employé à l’entrée : – Qu’est-ce qu’on a pour 10 euros ? Réponse : – Un cocktail et un shot ! – En Grèce, le shot est une dose d’un alcool souvent trafiqué, se buvant en une seule gorgée (NdT). – Oh non, je veux une meilleure offre ! Devant moi, une jeune Grecque, bien maquillée, tient une réplique Louis Vuitton à la main. Elle s’arrête et dit à son petit ami : – Elles sont vraiment belles, tout en lui montrant une paire de sandales hors de prix en simili cuir de mauvaise qualité”.

À côté, une boutique pratique ses pédicures dans des bassins… aux poissons qui piquent les pieds. Puis, un fast-food indien. Une boutique qui vend des gobelets en plastique et du pop art, avec un drapeau arc-en-ciel accroché à l’extérieur. Un peu plus loin, un club gay sans drapeau, annonce un spectacle de drag lequel aura lieu dans quelques jours”.

Le décor rappelle Las Vegas : des lumières vives partout, des gens de tous les pays, de toutes les origines, de tous les milieux sociaux, ont trouvé le moyen de venir à Santorin – moins chère cette année en raison des tremblements de terre – pour ainsi vivre une… expérience qui va les secouer, mais qui, même cela, les laissera l’arrière-goût de la fameuse perte de contact avec la réalité de leurs vies, de nos vies, de notre monde”.

Nous découvrons une taverne. Nichée dans une ruelle étroite, sans vue et sans la personne habituelle qui accroche les clients devant la porte. Nous entrons et mangeons quelque chose de relativement correct, à un prix relativement abordable. Satisfaits du résultat, malgré le désespoir de la laideur et de l’arnaque qui nous entourent, nous comprenons que tout cela peut être interprété de multiples façons”.

La serveuse me regarde, un peu perplexe : – C’est la première fois que vous venez ? – Je ne viens plus depuis vingt ans, – Comment ne pas être choqué ? En réalité, Santorin avait déjà tracé sa voie depuis longtemps et laissait entrevoir les prémices de ce qui devait suivre – tout comme Mykonos, même si c’était dans des conditions légèrement différentes. Ma surprise réside probablement dans l’ampleur que ce phénomène pouvait alors prendre”.

Kéa, île des Cyclades, février 2013

Nous mangeons et marchons parmi tout cela, comme sur un plateau de tournage où nous devenons ses figurants, sans nous en rendre compte. Avec difficulté, nous atteignons une ouverture vers la Caldeira. Nous devons attendre qu’un groupe de personnes devant nous ait fini de prendre des photos, avant de pouvoir continuer et admirer le paysage du soir. C’est le choc, mais finalement, pas tant que cela”.

Du bateau qui nous a amenés, nous avions aperçu les premiers éléments composant le désastre, tant de nouveaux bâtiments, les maisons et les hôtels dans tous les recoins improbables de l’île. Et si ici le phénomène dépasse la destruction totale, le danger est visible partout ailleurs, même s’il existe des résistances ici ou là, dans des îles comme Anafi, Amorgos, Ikaria – et pas seulement”.

Un pays devenu en somme… un cirque thématique. De Pagráti et Exárchia – quartiers dits branchés d’Athènes (NdT) – à Santorin et à Paros, tout un pays, des villes et des îles sont abandonnées à l’idée de “développement” qui mène inévitablement au néant, un pays-scène pour touristes, pour ceux qui recherchent des “expériences”, vivent l’instant présent, recherchent un luxe derrière la coquille vide – tandis que les fonds des soi-disant investisseurs, accumulent les résidences principales des Grecs, pour alors les jeter dans la décharge des mécanismes d’investissement – à la Airbnb (NdT)”.

Un parc d’attractions champêtre


Je me réveille ce matin dans la chambre que nous avions réservée à la dernière minute à moitié prix et, en me connectant aux réseaux sociaux, je tombe sur une publicité pour des services à Santorin, dont j’ignorais l’existence : – Retrait d’espèces, paiement des factures, opérations bancaires : Nous nous occupons de tout pour des vacances sans souci. Retrouvez-nous dans nos agences réparties sur toute l’île”.

Kéa, île des Cyclades, février 2013

Dimítris Dimitriádis, dans son ouvrage – Je meurs comme un pays – il écrit : – J’espère que cette mort viendra vite, car de toute façon, nous ne pouvons guère l’éviter. Elle est inéluctable. Nous sommes entrainés dans le mouvement d’un mécanisme qui ne s’arrêtera pas tant qu’il ne sera pas achevé”.

Il faut que quelque chose de ce pays meure. Qu’il disparaisse complètement, car en pourrissant lentement, parfois de manière sous-cutanée, la maladie se propage. Il faut que quelque chose meure, pour voir comment quelque chose d’autre émergera. Pas quelque chose de simplement nouveau, de peu brillant, d’incertain, mais ce renouveau… relevant de l’immaturité qui naît de la certitude que tout ce que nous avons vécu et parcouru jusqu’à présent, est terminé. Nous ne regardons plus en arrière”.

Voilà pour le cri de cœur d’Élena Ólga Christídis, quand elle décrit comment elle a été contrainte de passer… une seule nuit à Santorin. Je précise que le livre “Je meurs comme un pays” est une œuvre en prose de Dimítris Dimitriádis, publiée en 1978. À travers une écriture violente et visionnaire, l’auteur raconte l’effondrement d’un pays et de son âme nationale. Qualifiée de tragédie intemporelle, l’œuvre a été présentée au théâtre, y compris à Avignon dans le cadre de son festival. Son texte aborde des questions d’histoire, de politique, de société et d’érudition. Enfin, “Je meurs comme un pays” a été traduit en français par Michel Volkovitch, publié aux éditions “Les Solitaires Intempestifs” en 2005.

Kéa, île des Cyclades, février 2013

Nous ne regardons plus en arrière… et pourtant. Déjà, la Grèce Autrement ne propose en aucun cas les îles, et quant à mes photographies illustrant ce texte, je les ai prises il y en 2013 à Kéa, île des Cyclades, visitée comme il se doit… en plein mois de février.

Disons enfin que pour la Grèce de l’Antiquité, le mois de février correspond généralement au mois appelé Anthestérion, notamment à Athènes, faisant de ce dernier mois un temps de purification et de fêtes, avant l’entrée dans le printemps. Il s’agissait ainsi d’un moment de transition, de célébration de la vie et de la nature renaissante.

À condition seulement et de nos jours… que le cirque thématique s’arrête.

La nature… renaissante. Kéa, février 2013

* Photo de couverture: Kéa, île des Cyclades, février 2013



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