Cochon de Noël


Dans chaque culture traditionnelle, le temps est spécifique du sens vécu par l’homme, en lien avec les tâches qu’il doit accomplir durant toute l’année. Sa vie est rythmée par les cycles du jour et de la nuit, des saisons, des récoltes. Cette relation de l’homme à la nature et aux conditions météorologiques, comme également leurs effets sur les moyens de subsistance, déterminent dans une large mesure l’accomplissement du temps quotidien, de même que celui du calendrier, que l’on nomme alors traditionnel.

Temps du souvenir. Thessalie, années 1950

Ainsi, pour les éleveurs de la région de Thessalie, janvier est “le mois où les agneaux naissent”, tandis que pour ses agriculteurs, juin est désigné en sa qualité de “moissonneur”, de même que juillet devient à son tour “le mois de la récolte et du battage du blé”. Il en est de même en ce qui concerne les fêtes, surtout quand leur signification première tient de la distinction nécessaire, voire bénéfique, entre le temps festif et le temps quotidien.

Au village thessalien de ma famille, ceux qui sont nés entre 1930 et 1950 désignent toujours les mois “à l’ancienne”, comme ils évoquent le jour de Noël par l’emploi du mot composé [γουρνοχαρά – gournokhará], littéralement “la joie” et même étymologiquement, “par la grâce” du porc ; nous y reviendrons.

En cette Thessalie, laquelle à l’image de l’ensemble de la Grèce demeure un pays dominé jusqu’aux années 1950 par l’agropastoralisme, pendant la période de Noël et des fêtes de Saints célébrées entre décembre et janvier, les activités quotidiennes des ruraux s’arrêtent. Cependant et parallèlement au calendrier des fêtes chrétiennes, dans toutes nos campagnes, les habitudes et les visions du monde plus anciennes y sont autant préservées, cela à travers les nombreuses pratiques coutumières liées à la fertilité, à la vie, à la mort, voire… à la cosmogonie.

Pays dominé par l’agropastoralisme. Thessalie, années 1950

D’où les coutumes, nombreuses et variées, étalées sur les “Douze Jours” et en réalité treize, allant du jour Noël à l’Épiphanie, ou plus exactement à la Théophanie chez les Orthodoxes. Non sans rapport il faut dire avec les festivités grecques et romaines antiques, liées au solstice d’hiver, comme les Saturnales ou les fêtes similaires grecques honorant Kronos.

En somme pendant ces “Douze Jours”, les usages païens rencontrent le Christianisme pour mieux conduire… ensemble, la transition entre l’hiver et le printemps. L’objectif de ces coutumes est alors multiple. Profiter d’abord du passage du mauvais temps hivernal à la lumière du printemps, autrement-dit, “l’élimination du mal et des mauvais esprits”. Puis, stimuler le sentiment religieux et à l’occasion, les liens ainsi que la cohésion au sein des familles, ce qui se réalise à travers les messes de Noël, les agapes ; enfin, par les nombreux rassemblements festifs.

Il s’agit sinon d’assurer, si ce n’est que symboliquement, la prospérité pour la nouvelle année. Pour cette raison au village comme partout en Grèce, on chante les kálanda de Noël, qui sont des airs fredonnés par des groupes d’enfants ou d’adultes dans les rues et devant les habitations, la veille de Noël et du Nouvel an. Les enfants ou les hommes allaient de maison en maison en chantant et les ménagères leur offraient alors des pommes, des figues séchées, des noix, des châtaignes, des biscuits, des œufs, et enfin de l’argent… ceci depuis le temps de la modernité.

On chante les kálanda de Noël. Athènes, années 1950

Au village thessalien, les kálanda de jadis, bien de la région, commençaient par les couplets:

Nativité du Christ, Première nativité, première fête de l’année
alors sortez, saisissez, et apprenez que le Christ est né.
Il est né et il est nourri de miel et de lait
le miel ce sont les seigneurs qui le dégustent, et les maîtres se nourrissent de lait
et l’herbe des abeilles c’est pour que les dames se lavent avec.

Χριστούγεννα Πρωτούγεννα πρώτη γιορτή του χρόνου
για βγάτε ιδέστε μάθετε το που ο Χριστός γεννιέται.
Γεννιέται κι αναθρέφεται με μέλι και με γάλα
το μέλι τρων οι άρχοντες το γάλα οι αφεντάδες
και το μελισσοχόρταρο το λούζουντ’ οι κυράδες.

Noël, fête de la famille par excellence, rassemblant parfois même les membres de la parentèle étendue autour de la table commune, où ils découperont le Pain du Christ, décoré de noix et de motifs en pâte de farine. En Thessalie le jour de Noël, on cuisinait de la viande de porc découpée et enveloppée de feuilles de chou, du porc en friture traditionnelle accompagnée de céleri et de poireaux, ou sinon, comme à notre village, le porc cuit entier à la broche, coutume parmi les rares qui sont toujours observées et pratiquées encore de notre temps.

C’est tout le sens de la [γουρνοχαρά – gournokhará], littéralement donc la joie du porc, d’ailleurs nos vieux au village insistent sur le fait que chaque foyer tuait alors deux cochons, le premier était cuit le jour de Noël car destiné à sa table, tandis que le second était préparé au sel pour être conservé, afin d’être consommé à de petites portions durant une bonne partie de l’année. En ces temps où tous les lignages possédaient de centaines d’animaux, la consommation de viande restait néanmoins rare et ainsi festive, à la seule exception du poulet ou sinon parfois du gibier.

La “gournokhará”, la… joie du porc. Thessalie, années 1970

Et bien entendu signalons ici que la dinde de Noël était inconnue, de même que le fameux sapin. Ces deux pratiques coutumières ont été introduites en Grèce sous le régime monarchique du roi Othon qui était Bavarois, d’où d’ailleurs le premier sapin de Noël décoré publiquement au pays sous son règne, en 1833. Et en cette Thessalie rurale disons profonde, le sapin et sa… dinde n’arrivent vraiment qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Cette “joie du porc” en Thessalie et généralement dans la partie nord de la Grèce, conserve sans quoi un caractère sacrificiel, faisant écho aux pratiques expiatoires héritées de l’Antiquité, s’agissant de se purifier, tout en accomplissant au même moment d’actes magiques et superstitieux, comme notamment la divination.

Le cochon tient probablement de l’incarnation du démon végétatif alors fécond, soit parce qu’avec sa gourmandise il détruit la végétation, ou sinon, en raison de son taux élevé… de reproduction. N’oublions pas que dans la culture traditionnelle, les manifestations du culte populaire font partie intégrante de l’économie agraire. Et en Thessalie des villages d’il y a encore cinquante ans, il s’agissait ainsi de la seule économie… réellement existante.

Temps de Noël. Thessalie, années 2020

Aux yeux encore une fois de ceux qui sont nés entre 1930 et 1950 au village de ma famille, l’élevage porcin était indispensable pour chaque ferme et même pour chaque foyer, de manière alors plus modeste, déjà car il garantissait aux familles sa graisse, sa viande, ses saucisses, tandis que de sa peau, les éleveurs fabriquaient les seuls chaussures vraiment… à la portée de tout le monde.

Les… rescapés de la génération de mes parents dans notre bourgade, tous nés avant la Seconde Guerre mondiale, aiment raconter que durant leur enfance et pour se rendre à l’école, à défaut de ne rien porter à leurs pieds, les seules chaussures dont ils pouvaient sinon disposer étaient fabriquées par leurs parents de la peau des cochons, ceux justement que l’on abattait pour Noël. “Juste après Noël et le Nouvel an, nous attentions tous nos nouvelles chaussures, car celles de l’année passée étaient déjà déchirées et avec la neige, nous avions alors froid aux pieds”. Voilà donc pour leur témoignage.

Tuer donc ses cochons était un acte autant sacrificiel que polysémique. Cela se pratiquait toujours avec un couteau spécial que seul le chef du clan était censé manier, tandis que chaque abattage d’un gros cochon nécessitait tout de même cinq à six hommes, entourant le chef.

Temps festif. Thessalie, années 1950

La fête suivait l’abattage jusqu’au lendemain matin, pour ainsi répéter le même processus les jours prochains étant donné que les familles, généralement issues de la même parentèle, déterminaient à tour de rôle quel jour abattraient-elles leurs propres cochons. Histoire d’entraide et autant de nécessité.

Et comme ce processus de labeur avait pour… conséquence la fête et la joie, c’est ainsi qu’à travers la Thessalie de la plaine et des montagnes, ce jour précis avait été institué, pour ne pas dire institutionnalisé, en tant que “la fête ou la joie du porc”.

D’après même la coutume, la ménagère donnait les cendres brûlantes de la cheminée et de l’encens au chef sur le point d’abattre la bête. Ce dernier, après avoir encensé tous les participants, “afin qu’ils aient la bénédiction du Christ et ainsi faire fuir à l’occasion les mauvais esprits des Kalikátzaroi” – sur lesquels nous reviendrons, il jetait sitôt les cendres sur le cou du cochon, “pour qu’il soit béni et pour que sa viande soit bonne”.

Avec le sang versé de l’animal les hommes ou les femmes, formaient alors une croix sur le front des enfants de bas âge, “pour qu’ils ne souffrent guère des maux de tête, et pour qu’ils soient forts, résistants aux puces et aux maladies et enfin, pour ne pas tomber sous l’influence des mauvais esprits”.

Temps festif. Ville de Tríkala, Thessalie, années 1930

Une fois l’animal égorgé, les hommes gardaient sa peau après l’avoir salé, pour en fabriquer… les chaussures de la famille et d’abord ceux de leurs propres enfants. Ensuite, ils accrochaient le museau du cochon sur le mur extérieur de leur maison ou au-dessus de la porte, toujours pour chasser les Kalikátzaroi, tandis que de sa rate et de son foie alors servaient “pour y discerner l’avenir de la famille”.

Après avoir tué les cochons dans un endroit annexe mais bien distinct de leur maison habitable, les hommes invités devaient quitter les lieux et repartit chez eux, mais le soir ils retournaient à la maison du maître… propriétaire de la bête sacrifiée, pour manger, se réjouir et ainsi faire la fête.

Les femmes préparaient les repas, à savoir les feuilletés au fromage, les os bouillis que l’on consommait également, puis la viande grillée et beaucoup de vin, toujours produit sur place. Après la fête aux chants populaires traditionnels, les invités gagnaient alors de nouveau leurs maisons.

Temps de Noël. Thessalie, années 2020

Notons qu’après le grattage, on commençait à découper la graisse comme on disait, pour ensuite sectionner également la viande en petits morceaux. Après avoir fait fondre cette graisse, on la déposait dans de grands récipients, de ceux qui servaient également à conserver l’huile.

Sauf qu’en Thessalie Occidentale d’alors, l’huile d’olive était en ces temps un produit de luxe car tout simplement des oliviers il n’y en avait pas, à l’exception… naturelle de la Thessalie côtière, sous le bas Olympe ou encore mieux, dans la… très lointaine belle région de Vólos, à près de deux-cent kilomètres par exemple des Météores et de leurs monastères, au demeurant si peu visités.

Une fois la graisse solidifiée, elle se conservaient durant presque toute l’année. Mes parents, à l’instar de tous ceux de leur génération, insistent sur le fait que les habitants ruraux en Thessalie sous le mont du Pinde, utilisaient la graisse du cochon de Noël tout le temps et dans presque tous les aliments. En tartine sur le pain souvent sec, pour cuisiner à la poêle ou à la casserole, comme il y a même eu des cas, où beaucoup ne l’ont jamais remplacée par aucune autre matière grasse.

Soldat Evzone sous les Météores. Thessalie, années 1920

D’abord, parce qu’ils considéraient que c’était de leur propre production et donc bon marché, contrairement comme on vient de l’évoquer à l’huile d’olive, dont ils en achetaient si peu. Pour donner une idée, ces familles de cinq à dix personnes, achetaient au mieux un litre, pour alors passer un ou deux mois avant d’en racheter.

De plus, de nombreuses familles pauvres n’achetaient pas du tout d’huile d’olive et comme on dit, “elles ne savaient même pas quelle était sa couleur”. Ceci, contrairement aux stéréotypes quant à la généralisation… très actuelle, de la consommation de l’huile d’olive dans l’ensemble de l’espace hellène et même plus largement balkanique.

Puis, on découpait la viande du cochon quand il n’était pas cuit sitôt à la brioche en petits bouts, pour stocker ces morceaux d’abord salés dans de nombreux bocaux. Cette nourriture se conservait durant presque tout l’hiver et ils la cuisinaient avec du trahaná suivant les besoins jusqu’au début du carême de la Pâque Orthodoxe.

Rappelons que le trahaná est cette semoule traditionnelle à base de blé, au lait fermenté de brebis ou de chèvre, roulée à la main que l’on utilise surtout en soupe, très populaire dans la Grèce, du nord comme du sud.

Sous le mont du Pinde. Thessalie, années 2020

Enfin, les hommes préparaient tant les saucisses aux poireaux. Le rituel voulait qu’après avoir mangé… et bu, les hommes découpaient la viande sur une large planche en forme de table basse, à l’aide de ciseaux, qu’ils mélangeaient avec des poireaux râpés et mettaient tout dans une marmite en cuivre pour réchauffer, après avoir ajouté de l’origan, du poivre et du sel. Puis, ils suspendaient les saucisses sur une poutre en bois pour les faire sécher.

Il faut dire que l’abattage des porcs qu’avait lieu chaque année en décembre, n’avait toutefois pas de date fixe, car le moment choisi pouvait varier d’un village à l’autre. Parfois c’était cinq à six jours avant le 25 du mois ; ailleurs, il commençait seulement le jour de Noel, surtout quand la viande n’était pas destinée à être consommée dans l’immédiat.

Dans la plupart des cas et à l’instar de notre village, les porcs sont abattus le 27 décembre, jour de la fête de la Saint-Étienne, Saint Stéphanos dans l’Orthodoxie grecque. C’est pourquoi cette célébration se nomme également “la couronne du cochon”, car Stéphane en grec c’est d’abord étymologiquement, la couronne.

Temps de Noël. Thessalie, années 2020

D’après ce que nos grands-parents nous avaient raconté depuis leur Thessalie d’antan déjà finissante, “on tuait les cochons, car… à Noël, la Vierge Marie est allée en compagnie de Joseph et de Jésus en Égypte pour qu’Hérode ne le tue pas. Et pour effacer leurs traces sur le chemin, ils étaient suivis de leurs cochons, lesquels effacèrent visiblement toutes ses traces”. Voilà pour l’explication… en mode simplifié, dans un monde en tout cas bien fondamental.

Ensuite, le cochon de Noël, celui destiné à être consommé pour le repas de midi au 25 décembre, était cuit à la broche durant toute la nuit, de retour de la grande messe du soir, la veille. Pendant la nuit, les hommes se partageaient les mézé, accompagnés d’alcool local, vin ou tsípouro, ce dernier est comme on sait est de l’eau-de-vie de marc grecque, quand après que les grappes soient pressées ou foulées, on va distiller une ou deux fois.

La coutume veut que cette cuisson soit d’abord d’usage collectif, en ce sens que plusieurs membres d’une lignée se retrouvent et même parfois leurs voisins, pour faire cuire ensemble leurs cochons. Les hommes qui cuisent, se déplacent à tour de rôle pour se rendre chez d’autres parents, amis ou voisins, d’abord pour échanger les vœux du moment mais aussi, dans le but de comparer l’état de la cuisson ainsi que la préposée dextérité à faire cuire, chez autrui.

Village sur mont du Pinde. Thessalie, années 2020

En Thessalie, comme partout dans l’espace hellénique, de nombreuses petites pratiques quotidiennes durant les “Douze Jours” allant du jour Noël à l’Épiphanie, étaient destinées à se protéger des fameux Kalikátzaroi, alors espèces de petits démons ou lutins qui viennent sur la terre pendant douze jours à compter de Noël et justement jusqu’à l’Épiphanie.

Ils ne sont pas censés commettre un quelconque grave dommage à l’humanité… autre que la réalisation des blagues coquines. Les crimes qu’ils commettent sont généralement assez mineurs comme chevaucher sur le dos d’une personne, ou éteindre leurs feux dans les foyers.

Le conte le plus répandu au sujet des Kalikátzaroi tient de l’Histoire de l’Arbre de la Vie. Ce dernier est considéré comme incarnant l’assise du monde, la fondation sur laquelle notre monde est construit. Si l’arbre est abattu, ce sera la fin du monde. Enfants au village, on nous racontait encore à la fin des années 1960 que les Kalikátzaroi pendant toute l’année sont occupés à essayer de couper l’arbre de la vie pour l’abattre et ainsi mettre fin au monde, c’est-à-dire le nôtre.

Les Kalikátzaroi et l’Arbre de la Vie. Représentation de cette tradition grecque

Lorsque les Kalikátzaroi ont presque réussi dans leur besogne et que le monde n’est soutenu que par une brindille, Noël arrive. Les Kalikátzaroi sortent alors des profondeurs pour monter à terre, histoire… d’entériner tous leurs petits et grands méfaits.

Sauf que quand ils aperçoivent le pope accomplir la bénédiction des eaux le jour de l’Épiphanie, leur méfait arrive à son terme, alors ils courent vers les profondeurs de la terre dans un mouvement de panique. De retour sous la terre, ils ont la mauvaise surprise de constater que l’arbre de vie s’est revivifié. Les Kalikátzaroi recommencer donc leur besogne d’abattre l’arbre une fois de plus, et la même chose leur arrive inlassablement année après année…

Dans la contrée voisine à Kardítsa qui est celle de ma mère, toujours en Thessalie, durant ces “Douze jours” et pour garder à distance les Kalikátzaroi, on jetait sur le feu des cheminées qui doit rester allumé durant tout ce temps, du sel, ainsi que de l’encens issu naturellement des monastères orthodoxes et fabriqué à base d’oliban. On disait alors à l’occasion que le jour de Noël… “on célèbre autant les fiançailles du feu, tandis que son mariage a lieu le jour du nouvel an”.

Le pope et sa bénédiction. Grèce, années 1960

Et sans vraiment aucune exception, il y avait toujours à table le Pain du Christ, un pain rond, décoré d’une croix de pâte que la ménagère prépare la veille, à base de farine bien fine, rajoutant de l’anis, des noix, des amandes, du sésame, des pignons de pin qui symbolisent la fécondité, la fertilité, l’abondance et la bonne fortune.

Le Pain du Christ occupe d’ailleurs une place de choix sur la table du jour de Noël, et en Thessalie, il est découpé par le patriarche de chaque famille ou lignée, en l’occurrence le grand-père, lequel fait d’abord son signe de croix et le casse alors avec sa main, ne le découpant jamais à l’aide d’un couteau, “ceci pour ne pas blesser le corps du Christ”.

Et quant aux coutumes du Nouvel An, leur symbolique tourne inlassablement autour de la bonne année, en ce sens que les signes dévoilés durant cette première journée de l’année calendaire, présumaient et préférablement en bien, ce qui se passerait alors durant le reste de l’année.

Le concept de la… prédestination est ici encore une fois dominant. Ainsi et pour commencer, on scrute la météorologie du jour du Nouvel An, car on pense que ce même temps prévaudra déjà pendant les quarante jours suivants. Les Thessaliens de jadis, faisaient très attention à ne pas pleurer, à ne pas se mettre en colère, à ne pas se disputer entre eux, car cela risquait ainsi leur arriver durant toute l’année.

Se disputer… dans le Pinde. Thessalie, années 2010

De la même manière durant cette journée rituellement inaugurale, ils ne prêtent pas les objets et les ustensiles leur appartenant, car tout ce qui compose l’ordre de la maison, ne doit pas franchir sa porte ce jour-là, car c’est comme si finalement “on expulsait la bonne chance de sa demeure avec”.

Sur le Pinde, on croyait qu’au Premier de l’An, les mères ours donnent naissance à un ourson et c’est pour cette raison que le soir du Nouvel An, les grands-parents au sein de chaque lignée, lançaient une bûche bien épaisse dans la cheminée, “pour que l’ourse descende de sa grotte pour accoucher et ainsi réchauffer Jésus… encore bébé”.

Enfin, en Thessalie comme partout ailleurs en cette Grèce du Nord, en Épire, en Macédoine et en Thrace et par extension dans le Pont Euxin et en Asie Mineure quand de nombreuses communautés grecques encore y subsistaient avant la Guerre gréco-turque de 1919 à 1922, le jour du Nouvel An, ainsi qu’à Noël et au Jour de l’Épiphanie, des adultes se déguisent et les noms communs donnés à ces déguisements sont alors Rogátsia et Rugatsiária avec diverses variantes locales, telles que Argutsiária, Logatsária, Lukatsária, entre autres.

Logatsária en Thessalie. Années 1980

Enfant, j’ai eu la chance de les voir en mode… normal et non pas – certes soigneusement rétablis par l’association culturelle de notre village. Ces groupes de personnes déguisées donnent en plein air de diverses représentations supposées spontanées, ayant parfois un caractère dramatique, au sens théâtral du terme. Les performances de ce genre appartiennent aux actes mimétiques qui visent, d’après de la magie dite sympathique, “à provoquer l’énergie fécondante de la nature, à favoriser la végétation et la fructification”.

Cette surprenante persistance de la coutume des mascarades au fil du temps et la préservation par elle, d’éléments et de croyances religieuses anciennes n’est pas difficile à interpréter, étant donné que les ruraux avaient principalement conservé l’élément heureux des cérémonies, dans un climat général de joie et de fête… ayant un sens au sein d’une temporalité alors donnée.

En Thessalie traditionnelle, nos aïeux façonnent leur temps social sur le modèle des cycles naturels, des alternances, celui des saisons, le rythme nycthéméral – entre le jour et la nuit, les rythmes biologiques.

De même que par l’alternance d’activités intenses de subsistance ou de production et de moments de détente, au demeurant festifs, même si la temporalité occidentale y était déjà présente, à cause de la scolarisation dès la fin du dix-neuvième siècle, ainsi que par la proximité avec la ville proche de Tríkala, à moins de deux heures à pied de notre village et seulement à une petite heure à cheval.

Café sur la place d’une bourgade. Thessalie, années 1950

Noël donc, ses cochons, son arbre du monde… passé, sa Nativité. Ensemble de règles de vie, ayant gardé à la fois une certaine forme d’intemporalité, tout en restant en phase avec le vécu des ruraux de Thessalie, en tout cas par le passé, même récent.

Ma cousine Mártha me dit d’ailleurs que cette année encore, la coutume des Logatsária sera répétée par ceux de l’association culturelle locale. Non pas que l’on espère à provoquer l’énergie fécondante de la nature, ni à favoriser la végétation ou la fructification, cependant peut-être, que l’on recherche à retrouver un peu de ce sens vécu par nos parents, à partir des tâches qu’ils ont toujours accompli durant chaque période de l’année… maintenant que le cochon est déjà tué, voire consommé.

Joyeux… Noël !

Temps du souvenir… concret. Thessalie, années 1960

* Photo de couverture: Temps de Noël. Thessalie, années 2020



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