Le Monastère de l’œuf
La Grèce, à l’instar de tant d’autres pays, est constellée de lieux insolites qui méritent le détour. Sites naturels et parfois autant lieux d’histoire et de mémoire, de ceux que je fais découvrir aux participants de la “Grèce Autrement”. Parmi les plus remarquables d’entre eux, figure le monastère d’Ágios Dimítrios – Saint Dimitri, dit également [Μονή Αυγού – Moní Avgoú] – littéralement “le Monastère de l’œuf”, situé au nord-est du Péloponnèse, dans l’Argolide.
Moní Avgoú. Au-dessus de la vallée d’Íria, 2023
En somme, il s’agit d’un chemin de terre sur 10 km, traversant une végétation basse et des oliviers, suivis d’une dense forêt de pins, sur toute sa longueur.
De nombreuses histoires nous ont été transmises par la tradition orale, à la fois sur le chantier de construction escarpé du monastère, puis, quant à son nom, de “Monastère de l’œuf”, récits que les habitants de la contrée ont naturellement reproduit à souhait au fil des années.
Moní Avgoú. Au-dessus de la vallée d’Íria, 2023
Le site fut resté ignoré des agendas même des archéologues, jusqu’à ce qu’il soit déclaré monument historique “digne d’être conservé”, seulement en 1925. Le monastère est daté dans son ensemble au 14ème siècle, tandis que dans les creux et aux espaces caverneux à l’intérieur des rochers, se trouvent les traces des ermitages antérieurs à sa construction.
Le caractère de forteresse du monastère. Moní Avgoú, 2023
Notons ici, qu’au nord du mont Avgó et autant vers l’ouest jusqu’à la plaine d’Íria, on distingue également les ruines d’anciennes forteresses et de bâtiments médiévaux, tous liés en quelque sorte au monastère.
Il s’agit d’un chemin de terre sur 10 km. Vallée d’Íria, 2023
Enfin, le caractère de forteresse du monastère, outre sa position dominante au sommet de la falaise, est également accentué par les bâtiments surélevés à créneaux, qui se forment dans les cavités naturelles de la roche, à gauche et de l’entrée du bâtiment principal.
En outre, d’après la même tradition orale, la dénomination “Monastère de l’œuf”, résulterait de l’effort des fidèles de l’époque quant à confirmer encore une fois correctement, l’emplacement du chantier. Ils auraient donc jeté un œuf pour voir s’il se briserait.
Celui-ci n’a pas été brisé et ils ont considéré que c’était le site de construction approprié pour le monastère. Certains habitants des villages aux environs, racontent également la légende d’une mère dont l’enfant était malade et de ce fait, elle avait prié la Vierge Marie pour le guérir.
La Sainte-Vierge alors lui répondit. “Si tu crois en moi, jette l’enfant par-dessus la falaise et il sera guéri”. La mère a pensé laisser d’abord tomber un œuf pour voir s’il se briserait. Il le laisse tomber… et voilà que l’œuf ne se casse pas. Il lance par la suite son l’enfant et il est tué.
Moní Avgoú. Au catholicon du monastère, 2023
Le monastère, à l’instar de tant d’autres, prit part à la lutte pour l’Indépendance durant la Révolution grecque de 1821, initiatrice de l’État grec contemporain. L’archimandrite Dionýsios, higoumène du monastère, qui servit comme réserve sous les ordres d’Arsénios Kréstas, le célèbre Paparsénis, fut capturé, puis tué par les Turcs à Nauplie.1
Moní Avgoú. La cour du monastère, 2023
Il rouvrit après la libération du… petit pays hellène, mais fut dissous en 1833 sur décision des autorités de l’époque. Là encore, la découverte de ce beau site naturel, autant lié à l’histoire du pays, ramène à se remémorer de l’ultime épisode dans la longue vie de ce couvent. Épisode de ce fait emblématique du sort imposé aux nombreux tenants de la vie monastique, sous la monarchie absolue du roi Othon, plus exactement, durant sa première période, celle de la Régence.3
Moní Avgoú. La cour du monastère, 2023
Comme on vient de l’évoquer, dans les premières années du règne d’Othon en Grèce, en raison de son jeune âge, le pays était gouverné par la régence des Bavarois composant l’entourage du jeune roi. L’organisation gouvernementale qui s’est progressivement formée était composée de personnes d’ailleurs plus qu’influencées par les principes des “Lumières”, autant que par la géopolitique de leur pays… c’est-à-dire la Bavière, voire Londres ou Paris.
La voûte du catholicon faite de plinthes. Moní Avgoú, 2023
Lorsque donc la Régence assuma la responsabilité des affaires ecclésiastiques dirigées par Georg Ludwig von Maurer et que son principal conseiller fut Theóklitos Farmakídis, éminent théologien libéral “occidentaliste”, ouvertement opposé à tout rapprochement avec la Russie, il décida de transférer les règles bavaroises à l’Église de Grèce.
Moní Avgoú. Au-dessus de la vallée d’Íria, 2023
Sous la Régence, l’arrêté royal du 25 septembre 1833, ordonna la fermeture de tous les monastères comptant moins de 6 moines et la confiscation des biens immobiliers et des ustensiles de culte dans les monastères qui seraient ainsi fermés. L’application du décret revenait aux Préfets, ces derniers devaient vendre aux enchères les domaines et objets et restituer leurs collections au Fonds ecclésiastique. À cette époque, il y avait sur le territoire de l’État grec 545 monastères d’hommes et 18 monastères de femmes.
Aux espaces à l’intérieur des rochers. Moní Avgoú, 2023
Les préfets accompagnés de leurs fonctionnaires et escortés d’unités armées de la gendarmerie, ont alors envahi les monastères, expulsé de force les moines et les religieuses des lieux pour ensuite… s’adonner au pillage. Ils se sont emparés des ustensiles de culte, ont dépouillé la table sainte, ont saisi les hagiographies de l’iconostase et ils ont décroché les images portatives des murs.
Saint Dimitri, dit “le Monastère de l’œuf”. Péloponnèse, 2023
Puis les agents de l’État scellèrent chaque église, chargèrent le butin dans leurs sacs, y ajoutèrent les ustensiles de cuisine et tout ce qu’ils avaient saisi en fouillant les cellules, et repartirent en scellant également les portes d’entrée des monastères, laissant les moines s’apitoyer sur leur sort en pleine nature, dans le plus grand désarroi.
D’après l’alibi officiel dans la présentation… “constructiviste” des faits, “le montant issu des saisies et provenant de la vente des biens meubles et immeubles des monastères dissous, serait finalement versé au Fonds ecclésiastique”. Sauf que ce montant a été littéralement ridicule. La plupart des objets de valeur qu’ont été pillés par les autorités gouvernementales, ont été vendus sur les marchés au profit très personnel des… exécutants, et à l’occasion, même des icones d’une valeur artistique inestimable ont été alors carrément détruites.
Moní Avgoú. Au catholicon du monastère, 2023
“Cette réforme – qui ne touche pas les monastères catholiques, ce qui nourrit un peu plus le soupçon – est inspiré par un souci de rationalisation, mais elle est conduite avec maladresse et brutalité : l’armée intervient à plusieurs reprises contre les moines récalcitrants. Or ceux-ci sont traditionnellement les piliers et les vecteurs de la piété populaire : nombre de Grecs ne voient dans cette politique qu’une agression étrangère – et catholique – contre cette piété-là”.4
D’ailleurs, même les monastères orthodoxes ayant été préservés, ils ont toutefois perdu toute autonomie administrative. Leur “gérance” spirituelle a été prise en charge par l’évêque local, tandis que leur administration matérielle et financière revenait désormais à chaque préfet local respectif.
Moní Avgoú. Au catholicon du monastère, 2023
Un catholicon d’ailleurs “dédoublé”, car dédié à deux Saints, ce qu’était déjà courant dans les zones occupées par les Vénitiens au 16ème siècle, lesquels durant plus de deux siècles, se disputèrent avec les Ottomans, le contrôle de l’Hellade et des îles. La partie sud du catholicon, entièrement formée à l’intérieur de la roche est dédiée à Saint Dimitri le Myrovlýtis, tandis que sa partie nord, ayant la position d’un narthex latéral, est dédiée aux Saints Theódoroi, aux fresques hagiographiques datant du 16ème siècle.
L’incendie a certes largement détruit l’iconostase en bois sculpté de l’église, et de ce fait l’essentiel de son iconographie. Cependant, pas entièrement. Un escalier en pierre mène au-dessus du catholicon, au toit du monastère. Là, dominent le dôme et le toit de la deuxième église. La vue sur la plaine d’Íria est alors imprenable.
Moní Avgoú. Au-dessus de la vallée d’Íria, 2023
Difficile d’en savoir davantage, car depuis sa “dissolution bavaroise” en 1834, ses archives ont été détruits très probablement déjà sur place. Ainsi, une grande partie de la vie du monastère… restée à jamais impénétrable, est partie en fumée.
Sauf que les locaux, les habitants de la contrée, reproduisent encore à l’occasion, ces nombreuses histoires ayant été transmises par la tradition orale, à la fois sur le chantier de construction escarpé du monastère, puis, quant à son nom de “Monastère de l’œuf”.
Moní Avgoú. Au-dessus de la vallée d’Íria, 2023
Sinon, à la sortie du Monastère de l’œuf, après avoir emprunté de nouveau le chemin de terre sur 10 km, traversant une végétation basse et des oliviers, suivis d’une dense forêt de pins sur toute sa longueur, on aboutit sur la côte de l’Argolide, puis à Nauplie, voire même si l’on veut bien à Épidaure, site tant visitée et pour cause. La civilisation… en somme retrouvée.
Sur la côte de l’Argolide. 2023
Territoire qui représente tout de même le double de la superficie du Royaume de Grèce sous le jeune roi Othon et sous sa Régence, de mémoire plutôt mitigée.
Décidément, pays hellène qui compte encore tant de lieux insolites méritant le détour, avant qu’il ne soit trop tard… Régence alors ou pas !
Épidaure, site tant visitée et pour cause. Années 2020
* Photo de couverture: Saint Dimitri, dit “Le Monastère de l’œuf”. Péloponnèse, 2023
Notes
- Le cas d’Arsénios Kréstas est emblématique de l’engagement armé du clergé, en tout cas du bas clergé, auprès des compatriotes Grecs, insurgés de 1821. Il est né en 1779 à Kranídi en Argolide et fut nommé le 25 mars 1821 “chef des Forces militaires d’Argolide” par décision des notables grecs de la région et des îles voisines, comme alors indiqué dans un document conservé dans des archives privées à Kranídi. “Aujourd’hui, le 25 mars 1821, nous nommons Arsénios Kréstas et ses partisans, comme courageux commandant des forces militaires d’Argolide, ainsi que comme adjoint le hiéromoine Dionýsios, higoumène du monastère d’Avgó, par notre ordre de commander et d’ordonner aux partisans de la liberté commune et du salut de la race grecque. Fait à Hydra le 25 mars 1821”. Paparsénis, avant le départ pour le champ de bataille, célèbre la messe à l’église de Páno Panagiá – la Sýnaxis de la Vierge et fait administrer à tous ses palikares ayant rejoint son corps militaire pour la libération de la patrie, le sacrement de l’eucharistie. Il a été tué au combat en 1822. ↩
- Ce dernier, généralissime et homme d’État égyptien, fils aîné du vice-roi d’Égypte Mehmet Ali, mena la contre-attaque turque et reconquit l’essentiel du Péloponnèse avec son armée égyptienne jusqu’en 1827. ↩
- En janvier 1832, les grandes puissances, Russie, France et Grande-Bretagne, se tournent vers la cour munichoise de la Bavière, entamant des pourparlers avec Louis Ier, en vue de confier la couronne de Grèce à son deuxième fils. À la demande des puissances, le prince Othon ou Otto, reçoit de son père un apanage en Bavière, tandis que le principe d’une régence dirigée par le ministre Joseph Ludwig von Armansperg durant la minorité d’Othon est arrêté par la même occasion. Parmi les membres les plus controversés pour ne pas dire… haïs en Grèce, Georg Ludwig von Maurer, initiateur de la réforme de l’Église et des monastères en 1833. ↩
- “La Grèce et les Balkans, I”. Par Olivier Delorme. Année, 2014, Collection Folio Histoire chez Gallimard. ↩