L’autre Grande Guerre


En Grèce et dans les Balkans, la mémoire de la Grande Guerre est d’abord synonyme de son front essentiellement Macédonien, quand elle n’est pas effacée par le souvenir des conflits ultérieurs… ou alors futurs, c’est selon.

Aux 8089 soldats Français, nécropole de Zeitenlick, Thessalonique 2023

Sans aucune surprise, le paysage politique et militaire des Balkans est de nouveau en ébullition lors de la Grande Guerre. On peut même considérer les Guerres Balkaniques comme déjà annonciatrices, pour ne pas dire initiatrices, à la période de 1914-1918. Et l’on peut autant présumer que les nations balkaniques dont la Turquie, ont ressenti la Grande Guerre comme une répétition des guerres de 1912-1913.

C’est au demeurant en termes de réparation ou d’agrandissement en guise de récompense finale, que les Puissances Centrales et l’Entente, tentent d’obtenir le soutien des pays de la région. Grâce justement à l’immersion inévitable du contexte local dans les événements de la Grande Guerre en Orient, se crée alors pour les pays des Balkans, cette continuité des faits de guerre entre 1912 et 1918, et pour ce qui est de la Grèce et de la Turquie, entre 1912 et 1923, tenant ainsi compte de la Guerre en Asie Mineure de 1919-1922.

03 Archéologie de la Grande Guerre à Skra. Yánnis Karageorgíou, Macédoine, 2024

Notons à ce propos que nos sources écrites émanant du front et témoignant des représentations collectives grecques de l’époque ; lettres, carnets personnels des combattants ou gazettes des tranchées, suggèrent une lecture chronologique plutôt continue sur l’ensemble de cette période. On parlera de ce fait de la décennie guerrière de 1912-1922, quand les Guerres Balkaniques, la Grande Guerre, l’Expédition en Russie méridionale et enfin, la Guerre Gréco-turque en Asie Mineure, en constituant les épisodes successifs.

Qui plus est, en Grèce à la veille de 1914, le “pays réel” ne considère pas que le résultat des Guerres Balkaniques achève son intégration nationale dans la région, l’archipel de l’Égée compris, étant donné que d’importants foyers de population grecque subsistent, certes parmi d’autres éléments ethniques, au-delà des nouvelles frontières, essentiellement en Macédoine et en Thrace.

Terre de Macédoine. Grèce, septembre 2024

La Grèce parvient malgré tout à doubler son territoire en 1913 lors de la Deuxième Guerre Balkanique, ceci, dans la zone géographique où se situent les foyers historiques de l’hellénisme macédonien, une région qui correspond également au nœud stratégique de la péninsule des Balkans. Thessalonique, la capitale de fait, géographique des Balkans, entre la période romaine et la fin de l’Empire Ottoman, devient alors la deuxième ville grecque après Athènes.

Il va de soi que la Première Guerre mondiale fera rapidement de la Grèce un facteur de discorde entre les grandes puissances, avec tout ce que cela implique pour la situation politique intérieure, toutefois, cet immense conflit européen lui offrira également une prétendue “occasion unique”, pour réaliser le projet national de l’hellénisme majeur, si l’on suit sur ce point, la doxa historiographique dominante.

Thessalonique, plan de l’Armée Britannique, 1916-1918

C’est cette “occasion” que l’homme d’État Elefthérios Venizélos prétend exploiter à l’extrême, en tout cas pour les apparences, imposant au pays une politique de convergence pour ne pas dire de soumission des objectifs nationaux grecs, aux visées stratégiques des puissances de l’Entente sur cette région, celles de la Grande Bretagne en particulier.

Car, il faut d’abord préciser que l’entrée de la Grèce dans la Grande Guerre, n’a jamais fait l’unanimité à travers le pays au moment des faits. Il y a d’un côté Venizélos, l’homme politique inféodé à Londres et à Paris, alors Premier ministre proche de l’Entente Cordiale et en face, le roi Constantin, œuvrant pour la neutralité de la Grèce, une neutralité que l’on disait sitôt même trop rapidement, favorable aux Empires centraux et notamment à l’Allemagne.

Venizélos inspecte des unités de son armée. Thessalonique, 1917

Et c’est entre l’été et l’automne 1916 que les Vénizélistes, forts de leur armée dite de la “Défense nationale” font sécession depuis des territoires du nord du pays, en Épire, en Macédoine et notamment depuis Thessalonique, régions en réalité totalement contrôlées par les forces armées de l’Entente, y ayant débarqué en 1915 suite à leur terrible échec lors des opérations des Dardanelles.

Ainsi, une nouvelle armée grecque est rapidement formée, et elle sera sitôt mise à disposition du commandement interallié franco-britannique. Un peu plus tard, en 1917 certaines unités de l’armée française débarquent même à Athènes, et le roi Constantin quitte sous la force son palais d’Athènes pour la Suisse, suite aux ingérences il faut dire armées et aux pressions des pays de l’Entente.

L’Armée d’Orient occupe Athènes en 1917

Pour une société grecque en ébullition, cette période est synonyme de division, voire de déchirure. C’est en termes de déchirure, – Διχασμός en grec, que les historiens grecs rapportent depuis les faits marquants de la décennie 1915-1925.

La crise politique prend un caractère ouvert lorsque Venizélos admet d’emblée le débarquement des troupes des pays de l’Entente à Thessalonique dans le but de créer un front Macédonien, autrement-dit le Front d’Orient, venant en aide à la Serbie, attaquée depuis le 11 octobre 1915 par la Bulgarie. La souveraineté grecque est bafouée et dans la foulée, Venizélos démissionne pour faire pression sur le Palais et en somme, sur les mentalités dominantes au pays grec, celui surtout des classes populaires, qui ne lui sont guère favorables à vrai dire.

Sitôt, les nouvelles élections législatives qu’auront lieu en décembre 1915, vont être boycottées par le parti de Venizélos, et elles seront comme prévu rapportées par les formations monarchistes, favorables à la neutralité du pays.

L’Armée d’Orient occupe Athènes. Presse française, automne 1917

Au même moment, les alliés de l’Entente transforment la ville et la région de Thessalonique en une immense base militaire, car il y aura pratiquement autant d’habitants que de troupes à Thessalonique, ville notons-le habitée par près de 200.000 âmes à l’époque.

Rapidement, d’autres lieux jugés stratégiques sont occupés par les troupes de l’Entente au fil des mois qui suivent, une bonne partie de l’Épire, et du côté des îles Ioniennes, Corfou et Céphalonie. Enfin, le Pirée et une même le centre-ville d’Athènes furent occupés par des forces françaises comme on vient de l’évoquer.

L’Armée d’Orient à Athènes. L’Illustration, 16 février 1918

Autrement-dit, et c’est en même temps l’intitulé d’un article fort intéressant sur le sujet, tout se résumait en ceci : “Comment faire plier un neutre ? L’action politique et militaire de la France en Grèce, 1915-1917”, où en introduction déjà, tout est presque dit.

La notion de neutralité sort particulièrement éprouvée de la Grande Guerre et cette question est essentiellement connue à travers l’exemple tragique de la ­Belgique. Mais, dans le même temps, notre mémoire collective a oublié le sort réservé par les Alliés aux États non-belligérants qui refusaient de se plier à leurs exigences, et dans ce cadre, le cas tout à fait emblématique de la Grèce, entrée en guerre à la fin du mois de juin 1917 au terme d’un long processus dont chaque étape marque un nouvel abaissement de sa souveraineté”.

L’armée Vénizéliste de la “Défense Nationale”. Thessalonique, 1916-1917

Dans un long entretien avec un correspondant de l’Associated Press, publié par les journaux américains les 23 ou 24 janvier 1916 selon les titres, le roi Constantin proteste contre les violations de la neutralité grecque par les Alliés et compare d’ailleurs les faits à la violation par l’Allemagne des neutralités belge et luxembourgeoise”.

L’émotion est particulièrement vive en France, où il ne saurait être question d’assimiler la brutalité germanique au combat de Paris pour le droit et la liberté. Si les propos du roi des Hellènes sont peu habiles et ce rapprochement hâtif effectivement exagéré, force est de reconnaître que les scrupules juridiques et diplomatiques n’ont pas résisté longtemps à un interventionnisme politique et militaire, par ailleurs brouillon, dans les affaires intérieures grecques”.

L’Armée d’Orient à Athènes. SEPA, Automne 1917

Les affrontements entre les fusilleurs marins français et les forces grecques à Athènes, dégénèrent en véritable petite bataille au 18 Novembre 1916. On dénombre du côté français 57 morts, 154 blessés et 60 prisonniers et chez les Grecs, 30 morts, 52 blessés et 60 prisonniers.

D’autres affrontements ont opposé les forces françaises et grecques en Thessalie et en Macédoine. Lors de la prise de la ville de Larissa en Thessalie par l’armée française, les affrontements contre les unités grecques sur place, ont fait 9 morts et blessés chez les Français et 59 chez les Grecs.

La ville de Kavála en Macédoine orientale. Septembre 2024

Et sous la forme… de pertes collatérales, le IVème Corps de l’Armée grecque, basé en Macédoine et resté fidèle à son roi et au gouvernement légal d’Athènes, se trouvera coincé sur le port de Kavála. Il faut préciser que les forces de l’Entente le menacent d’anéantissement, ayant déjà coupé ses communications et d’ailleurs toute voie de ravitaillement pour ses hommes, tandis qu’au même moment les Bulgares approchent, réoccupant déjà une partie de la Macédoine.

Forcé par le destin qui devient le sien, le IVème Corps de l’Armée grecque se constitue alors prisonnier volontaire des forces allemandes présentes en Macédoine Orientale, rien que pour sauver l’honneur et d’ailleurs la vie des officiers et des hommes. Acceptant ainsi l’offre de Berlin, cette grande unité grecque, moins un tiers des effectifs ayant fui vers le camp Vénizéliste, sera sitôt transférée en Allemagne.

Kavála, ville carrefour. Septembre 2024

Ses officiers et ses soldats suivront alors les événements de la Grande Guerre immobilisés à Görlitz où ils seront installés en septembre 1916. Certains officiers et soldats ainsi transférés, resteront ainsi en Allemagne jusqu’en 1919.

Notons qu’à Görlitz, ville située à l’est de l’État de Silésie, divisée après la Seconde Guerre mondiale entre l’Allemagne et la Pologne, qui comptaient pendant la Première Guerre mondiale 90.000 habitants, ont été finalement transférées au cours de ce rare moment historique, environ 6.500 soldats, officiers et gendarmes Grecs.

Cet exil a imposé un bouleversement radical pour ce qui est des tranches de vie, il faut souligner un exil totalement inattendu pour les officiers et les conscrits concernés, les rendant d’ailleurs à l’occasion quelque part invisibles… à travers l’historiographie de la Grande Guerre.

L’arrivée du IV Corps d’armée à la gare de Görlitz en 1916. Arch. G. Alexátos

La vie quotidienne allemande… pour ce contingent restreint et pourtant non négligeable de l’Armée Hellénique, fait d’exilés, constitue un champ de recherche à part entière, nous y reviendrons d’ailleurs dans un prochain article qui leur sera consacré.

Occupée donc en partie par les forces de l’Entente et dans une moindre mesure par celles des Empires Centraux, sa souveraineté bafouée, la Grèce des années 1915-1917 est de facto morcelée en plusieurs zones. En dehors de la Macédoine proprement dite, théâtre des opérations entre troupes de l’Entente et formations germano-bulgares, les forces italiennes ont occupé une partie de l’Épire, et les troupes françaises progressivement toute la Thessalie.

Archéologie de la Grande Guerre à Skra. Yánnis Karageorgíou, Macédoine, 2024

Les autorités militaires françaises, britanniques et italiennes, abolissent d’ailleurs automatiquement l’administration grecque à chaque contrée ou ville qu’elles occupent. De ce fait, la population fut de plus en plus réceptive à l’argumentation royaliste de l’État d’Athènes, ce dernier étant réduit progressivement aux frontières grecques de l’avant 1881.

Constantin donc abdique, forcé par les Vénizélistes qui se ruent sur Athènes, un putsch qui réussit grâce aux troupes françaises et britanniques, de même que par le blocus imposé à l’État grec légal par les forces navales de l’Entente, ayant provoqué une sévère famine et même de nombreux décès parmi la population.

Archéologie de la Grande Guerre à Skra. Yánnis Karageorgíou, Macédoine, 2024

Venizélos triomphant, prête serment en tant que Premier ministre de la Grèce unifiée, le 14 juin 1917. Il impose une sorte de dictature parlementaire et Il garde par ailleurs personnellement le poste du Ministre des Armées.

De nombreux exilés politiques parmi le camp monarchiste sont déportés sur les petites îles de l’Égée, inaugurant ainsi une longue tradition grecque, mise en pratique par la suite sans cesse jusqu’en 1974 avec la chute du régime des Colonels.

Par ailleurs et pour les besoins de la farce démocratique, c’est l’Assemblée du 31 mai 1915 qui ressuscite – d’où sa nomination par les historiens grecs…“l’Assemblée des Lazares”, tandis que l’Assemblée élue au 6 décembre de la même année fut tout simplement considérée comme nullement valable.

Archéologie de la Grande Guerre à Skra. Yánnis Karageorgíou, Macédoine, 2024

Comme prévu chez les… “Lazares”, les Vénizélistes ont la majorité absolue, de nombreux députés monarchistes n’osant même plus siéger, d’autres parmi ces derniers étant à l’occasion exilés en Corse par les administrateurs Français du Vénizélisme.

La Grèce est alors “unifiée” sous le seul pouvoir des Vénizélistes et de ce fait, elle poursuivra la guerre comme… prévu par les patrons de Venizélos. Ainsi, sur le front Macédonien de la Grande Guerre, 90 bataillons sur les 280 dont disposait en 1918 le Général Franchet d’Espèrey, étaient grecs.

Sur le front de la Grande Guerre à Skra. Macédoine, 1918

Une certaine osmose des troupes est alors inévitable, elle restera tout de même assez limitée, étant donné que les épisodes violents n’ont pas pu être évités, opposant les troupes coloniales françaises et les unités de l’armée grecque, restées fidèles au monarque, Constantin.

Sur le plan donc militaire proprement dit, Venizélos (re)mobilise les réservistes afin d’épauler les troupes de l’Entente sur le front macédonien de la Grande Guerre. La mobilisation devrait sur le papier apporter 200.000 hommes prêts à combattre. La Thessalie et la Grèce Centrale sont mobilisées en premier, puis la mobilisation s’étend au Péloponnèse et au reste Sud du pays.

Unités grecques en route vers le front. Macédoine, 1917

Du côté français, comme il a été à juste titre souligné, me caractère original de ce front reste le fait que les troupes sont implantées en Macédoine grecque depuis 1913, sur des territoires peu contrôlés et contrôlables, où l’adhésion des autochtones à leur cause n’est pas acquise, compte tenu des divergences qui opposent les Grecs entre eux, et de la présence de partisans de la cause bulgare parmi la population locale, en particulier dans l’ouest de la région. Ces soldats ont été envoyés… sauver les Grecs des Bulgares et constatent que les Bulgares n’avancent plus, que les… Grecs ne les attendaient (…). De quoi les déstabiliser…”.

Et du côté grec, par un refus de combattre qui fut largement partagé en tout cas en 1917, les mutineries, les désertions et les actes d’insoumission se multiplient chez les unités formées au sud du pays. Ces mutineries n’ont rien de pacifiste, car elles sont la conséquence politique de la déchirure nationale et elles finissent certes par cesser, grâce à une action appuyée de propagande vénizéliste dans les casernes, et par les pelotons d’exécution où quelques centaines de soldats et d’officiers ont été conduits.

Cependant, l’inévitable fraternité et déjà proximité des armes, se réalisera au cas par cas entre les unités grecques et alliées, surtout sous l’implacable réalité des batailles, comme à Skra en mai 1918. C’est une bataille importante qui se déroula autour de la position fortifiée du Skra di Legen, un sommet du massif montagneux du Páiko, dans la région de Macédoine grecque, au nord-est de Thessalonique, et lors de laquelle les troupes grecques appuyées par une brigade française remportèrent la victoire recherchée depuis 1916 sur les forces bulgares.

Prisonniers Bulgares interrogés par des officiers Grecs. Skra, mai 1918

La position avait déjà subi l’offensive des forces franco-grecques en mai 1917, cependant, la 122e division d’infanterie commandée par le général Sarrail n’avait réussi à emporter qu’une partie des positions fortifiées ennemies.

Cette proximité des armes est parfois décrite de manière directe par les témoignages émanant des combattants de l’Armée grecque, comme à travers la lettre expédiée du front macédonien par le caporal Pávlos Papamarkákis à une marraine de guerre, en août 1918.

Nos villes ici sont les abris où nous avons collaboré avec nos Frères et Alliés, les Français, nos trottoirs sont nos belles tranchées et nos pâtisseries sont ces caisses qui contiennent les cartouches et les grenades. Les dragées sont les balles que les infidèles, nos ennemis, nous envoient pour nous faire peur”.

Tombés au combat pour notre Patrie grecque, officiers 31, soldats 573. Skra, 1918

Car la vraie confrontation du combattant grec à l’univers de la Grande Guerre, se fait justement sur le front d’Orient. C’est en ces lieux macédoniens que les troupes grecques ont vu à l’œuvre les soldats des pays de l’Entente, et ils ont pu réellement prendre la mesure de leur spécificité culturelle. Tel est par exemple le cas du combattant Parthénios, dont le carnet personnel du publié en 1997, pour qui, combattre ensemble c’est une chose, combattre à l’identique en est une autre.

C’est ici que nous avons vu pour la première fois l’armée franco-sénégalaise. Elle se trouvait à la droite du secteur de combat de la 5ème Compagnie. Jamais auparavant nous n’avions vu une armée alliée combattre l’ennemi si proche de nous. C’était la première et la dernière fois. C’est là-bas que nous avons compris qu’ils avaient leur manière à eux de combattre l’ennemi”.

Venizélos, le général Sarrail et l’amiral Kountouriótis,
inspectant des troupes grecques. Macédoine, 1918

Sans oublier la troisième bataille de Doiran, ayant opposé en septembre 1918, les forces grecques et britanniques aux troupes Bulgares, près du lac homonyme, pratiquement sur la frontière actuelle entre la Grèce et la Macédoine slave, dite officiellement “Macédoine du Nord”. Les troupes bulgares ont repoussé les attaques des alliées, pour se replier seulement à la suite de leurs défaites sur d’autres secteurs du front et l’armistice mettant fin à la guerre quelques semaines plus tard.

Les pertes de l’armée grecque furent proportionnellement énormes. Il est à noter que le commandant en chef grec Panagiótis Daglís, dans sa lettre adressée à Venizélos, se plaint du fait que, comme il l’écrit,“les divisions grecques ont été abandonnées par les Britanniques sous de lourdes pertes”.

Campement de l’Armée d’Orient en Macédoine. L’Illustration, 25 décembre 1915

Le nombre total des pertes grecques s’élève à 3.404 hommes. Les Britanniques quant à eux, ils ont perdu 3.115 hommes. L’objectif tactique fut perdu, mais l’objectif stratégique avait été atteint. L’attaque s’est arrêtée le lendemain, mais elle a réussi à fixer les forces bulgares dans la ligne entre le fleuve Vardar – Axios et le lac de Doiran. La défaite et la capitulation de la Bulgarie du 30 septembre, furent d’ailleurs ressenties comme les signes avant-coureurs de l’Armistice du 11 novembre 1918, mettant ainsi fin à la Grande Guerre.

Telle est la complexité de situation grecque à la fin de la Grande Guerre, à cette veille de l’extraordinaire effort de guerre entrepris lors de l’affrontement décisif gréco-turc, long de quarante mois, inauguré à Smyrne, quand les forces armées grecques y débarquent en mai 1919.

Mais entre-temps, un corps expéditionnaire grec participera à des opérations antibolchéviques des troupes françaises et en réalité occidentales en Russie Méridionale, et il sera sauvé in extremis de l’anéantissement. Pour ce qui est de la chronologie des faits, les troupes grecques débarquent à Odessa le 20 janvier 1919, tandis que les derniers soldats grecs quittent ainsi l’Ukraine le 28 avril 1919.

Soldats Grecs Evzones à Odessa. Russie méridionale, 1919

Ces opérations sous le commandement du général d’Anselme, ont très mal tourné. Les équipages même de trois bâtiments de la marine française se sont mutilés. Quant aux relations entre soldats grecs et français, elles sont même plutôt mauvaises. On note de nombreux actes de mépris mutuel, jusqu’à des escarmouches ayant fait quelques blessés entre Marocains de l’Armée Française et Grecs, en stationnement en Roumanie.

De ce bref conflit, dont l’histoire immédiatement perçue par ses acteurs reste à faire car la recherche historique sur le sujet est loin d’être achevée, nous retenons d’abord la justification officielle grecque, exprimée en termes de lutte contre le bolchevisme destructeur de l’orthodoxie.

Cette “guerre étrangère” est de surcroît fort mal perçu par la troupe. Elle n’est pas non plus cautionnée par l’opinion publique grecque, au point que les officiers et même certains des soldats sont… obligatoirement volontaires ! L’argument religieux, politique, voire celui de “la guerre de civilisation” ne fonctionne pas, il sera d’ailleurs retourné contre les troupes grecques par les tracts produits par la propagande soviétique.

Soldats et officiers Hellènes. Nous ne connaissons aucun acte d’hostilité envers vous de la part du peuple Russe. Nous savons bien que la Grèce est le berceau de la démocratie. Le peuple Russe, inspiré des idées démocratiques de l’Ancienne Hellade, s’est révolté contre ses tyrans et nous sommes tristes de vous voir aux côtés des capitalistes et impérialistes Français. Nous sommes attristés de constater que vous avez oublié les traditions démocratiques de votre pays. Après tout, il n’y a pas de différence de nature entre Russes et Grecs. Le chef des troupes Bolcheviques, Nikifor Alexandrovitch-Ataman Grigoriev”.

Soldats français à Odessa. Russie méridionale, 1919

Sur l’aspect, disons religieux de cette expédition lointaine, sur sa perception directe par la troupe, nous disposons du rare témoignage du soldat de la période 1917-1922 Parthénios, rapportant ce que ses camarades, anciens de la campagne d’Ukraine lui avaient alors confié un peu plus tard. À l’opposé des représentations fondamentales du patriotisme grec des années 1912-1922, cette expédition lointaine, autant fille… de la Grande Guerre, déconcerte visiblement les combattants.

J’ai rencontré deux des anciens soldats qui ont fait la guerre en Ukraine, et ils m’ont dit qu’ils ont beaucoup souffert du froid. Les Russes étaient si nombreux, et ce qu’on voyait en plus des soldats sur place, c’était une masse de femmes et d’enfants tenant des fossiles, des pierres et tout ce que leurs mains pouvaient tenir”.

Cette masse était en train de nous pousser pour que nous partions, ces gens alors nous disaient : -Nous, nous sommes orthodoxes comme vous, de ce fait nous ne voulons pas vous tuer, partez d’ici, rentrez à votre patrie. Ici c’est notre patrie et ce que nous faisons ici est uniquement notre affaire”.

Monument en mémoire de la bataille. Skra, 2022

Toutes ces expériences, en somme amères, et que l’on désigne parfois par euphémisme historique comme étant “mitigées”, marquèrent donc de manière traumatisante la montée en puissance d’une toute nouvelle génération de l’époque. Ceci certes, jusqu’à l’autre décennie guerrière durant la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre Civile grecque, entre 1940 et 1949.

Je dirais qu’en dépit des apparences mémorielles, les combattants de la Grande Guerre en Orient sont quelque peu tombés autant dans l’oubli, en tout cas dans un certain temps après la fin des hostilités. Restent pourtant les passionnés locaux par exemple du côté de Skra, ceux qui pratiquent de manière même méticuleuse leur archéologue des champs de bataille en cette Macédoine grecque, décidément si lointaine d’Athènes, et pas qu’en 1916.

Cependant, pour le centenaire de la bataille de Skra, les Postes helléniques, ont reproduit à l’occasion sous forme de timbre, le tableau réalisé par le peintre… combattant Lykoúrgos Kogevínas en 1918.

Timbre postal célébrant le centenaire de la bataille de Skra. Grèce 2018

Notons que Lykoúrgos Kogevínas (1887-1940), à l’âge de 16 ans quitte son île de Corfou pour Rome puis Paris. Il y étudie la peinture et la gravure à la grande Chaumière ainsi qu’à l’Académie Julian. En 1908, il retourne en Grèce pour purger sa peine, l’année suivante il participe à l’exposition du “Groupe de Jeunes” au Záppion à Athènes, puis revient, via Munich, à Paris.

En 1912-1913, il participe aux Guerres Balkaniques et le gouvernement grec le nomme, en même temps que son collègue peintre Nikólaos Androútsos et le sculpteur Konstantínos Dimitriádis, alors représentants au Congrès des artistes de Paris. En 1914, alors qu’il est déjà en France, il présente sa première exposition personnelle de peinture à Athènes, dans la salle du cercle littéraire Parnasse. Il effectue de nombreux voyages en Grèce et présente en 1918 une série de scènes du front de l’Épire du Nord et en Macédoine.

Retour donc aux champs de bataille. On y retrouve entre autres de Skra à Doiran, les habituels objets de la guerre, les munitions explosées ou pas, les gourdes, les restes des uniformes, les… restes même tout court. Lorsque c’est possible et en cas d’identification, les chercheurs locaux prennent contact avec les descendants, comme avec la famille d’un soldat Crétois tombé à Skra, cependant, il arrive parfois que certaines familles parmi les descendants possibles, comme parfois françaises, ne souhaitent guère donner la moindre suite. La Grande Guerre, elle est vraiment trop loin pour y revenir.

Carte des opérations lors de la bataille de Skra, 1918

Restes ainsi entremêlés de tant de héros malheureux… alors Grecs, Français, Serbes, Bulgares, Italiens, Allemands, Autrichiens, sans oublier non plus ceux issus des troupes coloniales. Fort heureusement, les monuments aux morts et les cimetières militaires en cette Macédoine du Front d’Orient de la Grande Guerre, sont toujours entretenus… faisant depuis plus d’un siècle partie prenante du paysage… aménagé par l’homme.

Puis, en faisant découvrir cette si belle région grecque aux heureux participants à mes circuits de Grèce Autrement en dehors des foules, je n’oublie pas que de faire visiter d’autres tombes Macédoniennes, celles des rois et des stratèges de jadis, avant comme après Alexandre le Grand, voire, celles des oubliés de l’histoire… à l’instar des Bogomiles.

Cimetière Bogomile. Macédoine grecque, 2022

Comme à sa manière, la vieille terre Macédonienne sait conserver les couleurs splendides d’origine, comme par exemple pour La tombe macédonienne III, construite en pierre calcaire et datée de la fin du IVe siècle av. J.-C., au riche décor de fresques considérées parmi les chefs-d’œuvre de la peinture de la Grèce antique.

Dans les mêmes eaux thermales. Macédoine grecque, septembre 2024

Et aux yeux de l’historien déjà, il y a quelque chose de consolant que de voir à presque deux pas des champs de bataille sur la ligne de Doiran à Skra, au-delà de la topographie de la mort, les arrière-petits-enfants des belligérants de la Grande Guerre, Grecs, Bulgares ou Serbes, s’immergent alors ensemble dans les mêmes eaux thermales forcément… purificatrices.

De toute manière, le 11 Novembre n’est pas célébré en Grèce, étant donné que le grand effort de guerre suivant, lors de la guerre gréco-turque en Asie Mineure de 1919 à 1922, fut pour l’Hellénisme l’événement crucial géopolitique de cette période.

La tombe macédonienne III. Agios Athanássios, 2022

Et en France, pour ce qui est des huit corps parmi les Poilus n’ayant pu être identifiés, corps exhumés dans les huit régions où s’étaient déroulés les combats les plus meurtriers, en vue de choisir la dépouille qui sera finalement enterrée à la tombe du Soldat Inconnu à Paris sous l’arc de triomphe de l’Étoile depuis le 11 novembre 1920, nulle place n’est faite au combattant de l’Armée d’Orient.

Et il aura fallu attendre même 1927, pour l’inauguration du monument consacré aux Héros de l’Armée d’Orient et des Terres Lointaines sur la corniche Kennedy à Marseille.

Troupes françaises en face du lac de Doiran 1916-1918. Album photo d’un officier

Terres bien lointaines et mémoire ainsi… éloignée !

Et quant aux combattants de l’Armée d’Orient, ces Français plus que surpris par le pays qu’ils découvraient malgré eux, le choc, à part celui de la guerre vécue au quotidien proprement parler, est sinon un choc de civilisation, autant qu’à travers la perception des lieux, comme des paysages.

La prise de contact avec la Macédoine est donc vécue comme hostile par les hommes. Ces terres inexploitées et dépourvues d’arbres entraînent chez eux un rejet immédiat. En raison des images laissées par les guerres balkaniques, ils y voient un lieu maudit, marqué par un éternel affrontement entre des peuples et des guerres incessantes que personne ne gagne, et sur lequel aucune civilisation ne peut émerger. Il y a donc un a priori défavorable qu’ils vont confirmer”.

Monument britannique, en face du lac de Doiran. 2023

Les lieux sont le plus souvent décrits en termes négatifs inspirant l’inquiétude ou la peur. Le Vardar, qu’ils découvrent au défilé des Portes de fer, semble un monstre agressif et malfaisant, les collines sont dénudées et il n’y a pas de village, ou juste de pauvres ruines”.

Henri Amour de Villebonne, dont la division a beaucoup souffert quand, après avoir remonté le fleuve jusqu’à son confluent avec la Cerna, elle dut refluer devant la pression bulgare à la fin de l’année 1915, ne voit le Vardar que comme un être négatif, quelle que soit sa forme :

En aval d’Üsküb. Campagne d’Orient… 1917

En aval d’Üsküb, le Vardar se précipite vers la sortie du plateau de Mésie. Deux parois rocheuses sauvages, hostiles, d’une grisaille revêche, se resserrent en un défilé impressionnant. Le Vardar s’y engouffre en bouillonnant de colère. Il est repoussé et bousculé avec violence entre deux remparts abrupts qui grimpent tout droit vers le ciel”.

Ce sont les gorges de Demir Kapou, les Portes de fer le Vardar est alors un grand fleuve intrépide et capricieux, espèce de torrent gigantesque qui gronde. Des rapides parfois l’excitent et l’encolèrent. Alors il bave l’écume. Après Demir Kapou s’ouvre la plaine macédonienne”.

Campagne d’Orient. Promenade sur les bords du lac Doiran, 1914-1917

Le même auteur n’apprécie pas davantage le paysage alentour ; en quittant Salonique vers le nord, il écrit :

Nous nous élevons insensiblement comme si nous quittions la civilisation. Une nature âpre nous entoure. On dirait qu’on marche vers je ne sais quel monde fantastique, hostile et très vague, fait de nuit, de solitude et de chaos où l’on sera jeté sans défense. On se serait cru dans un pays mort, inhabité, perdu dans des régions de songes, à des milliers de lieues de toute civilisation, en dehors même de la réalité et de la vie”.

Promenade sur les bords du lac Doiran. Septembre 2024

Nous observons, nous nous remémorons et nous analysons… les faits passés et si possible présents, et nous espérons enfin que l’histoire qui est la nôtre, cessera peut-être un jour… que de faire semblant à se répéter.

Mémoire… autant familiale justement oblige, on se souviendra chez nous que très exactement au 11 novembre 2020, j’avais photographié notre regrettée Mimi, elle n’est plus de ce monde, en tout cas palpable et cela depuis avril 2024.

Ce blog reviendra sinon prochainement sur son fil historique d’Ariane au sujet de la Grande Guerre, à travers l’inépuisable labyrinthe de la mémoire.

Témoignage sinon “à chaud”, en guise de conclusion, celui d’un Poilu de l’Armée d’Orient.

Il est dit que nous crèverons dans ce maudit Orient jusqu’au dernier, si ce n’est pas malheureux d’être traité ainsi après s’être fait crever la peau. Qu’on nous envoie en France, nom de Dieu”.

Mimi de GreekCity (2004-2024), le 11 novembre 2020

* Photo de couverture: La bataille de Skra. Tableau de Lykoúrgos Kogevínas de 1918. Galerie Nationale, Athènes



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