Carnet d’un jeune ethnologue à Lesbos
En ce lointain 1989, je débarquais sur l’île de Lesbos pour y effectuer mon premier séjour de terrain, celui de l’ethnologue en herbe que j’étais, ou… que je croyais l’être. J’avais alors 23 ans. Trente-sept ans plus tard en décembre 2025, je viens de publier en français mes carnets de notes de Lesbos, dont le livre en autoédition est disponible sur Amazon sous le titre : “Carnet d’un jeune ethnologue à Lesbos (1989): Voyage dans la Grèce oubliée des pêcheurs à la sardine, en anticipation subjective du chaos à venir”.
La pêche à la drague. Golfe de Kalloní, île de Lesbos, 1989
“La pluridisciplinarité était encore loin d’être effective en France, où il était coutume de mettre à l’index les émotions et le regard de l’observateur ; de lisser les scories, les anecdotes qui font toute l’épaisseur des études empiriques. Il était alors plutôt recommandé d’aligner le matériel à une théorisation générale des rapports sociaux”.
“En outre, au moment où tout le monde ou presque voyage, entre autres, en stages d’altérité, commerces ethniques, immersions exotiques souvent illusoires, la lecture de ce carnet peut offrir un autre reflet du miroir : un regard non éloigné, un kaléidoscope, un bouquet de points de vue foisonnants bien plus âpres et profonds que les clichés touristiques de “l’île sans âge” ; le tout avec des notes d’humour et de nostalgie… Il est vrai qu’au cours de nos pérégrinations, il y a des visages et des récits que l’on n’oublie jamais”.
Mes carnets de notes de Lesbos, 1989
Cette enquête, menée en vue de la rédaction de mon mémoire de Maîtrise au sein du Département d’Ethnologie de l’Université Paris-X Nanterre, sous le titre : “Technique traditionnelle et formes de sociabilité dans l’île de Lesbos”, elle matérialisait en même temps le passage obligé “scientifique” comme autant propédeutique, pour la discipline que je devais ainsi honorer.
Entre-temps, j’avais, coûte que coûte, résolu l’épineux problème du financement de mon enquête, d’abord grâce à mes… honorables petits boulots d’étudiant à Paris, puis par le concours financier de mes parents depuis Trikala, notre contrée familiale en Thessalie natale et pour tout dire, profonde.
Page de mon carnet principal de Lesbos, 1989
J’ai pourtant ressenti dès le départ que les six semaines de terrain ne suffisaient guère à l’aboutissement d’une enquête ethnologique complète. L’idée de départ, consiste à approcher le cœur même de l’identité locale, par le biais d’une technique de pêche en s’y impliquant, jusqu’à la vivre si possible sur le terrain.
Et par ce truchement, il s’agit autant que d’établir les liens entre la pratique actuelle et les traditions, puis, d’interpréter en même temps l’évolution d’une société à travers son histoire contemporaine, déjà riche et tourmentée.
La drague, outil de pêche controversé. Lesbos, 1989
Pour les besoins de l’enquête, je tenais presqu’au quotidien, un premier “carnet de notes généraliste”, sur lequel je notais tout ou presque de ma vie “locale”, ainsi que l’essentiel de ce que mes interlocuteurs et informateurs me racontaient. En même temps, sur un deuxième carnet davantage “technique”, je rapportais chaque jour toute sorte d’informations relatives à la pêche et à sa technicité. Enfin, sur un troisième, dit : “petit carnet”, je conservais la trace de toute sorte d’information ou de récit, soit encore au sujet de la pêche, soit au sujet de la vie locale.
Je tenais ces trois carnets en grec, qui est ma langue maternelle, avec seulement quelques rares paragraphes en français et dans un style faisant souvent davantage preuve d’autodérision que de… scientificité réellement existante !
La pêche à la drague. Golfe de Kalloní, île de Lesbos, 1989
Et quant aux 2% des paragraphes d’origine que je n’ai pas voulu divulguer ici, même après tant d’années, ils relèvent encore à mon sens de “l’inavouable”, étant donné que bon nombre parmi mes informateurs de 1989 à Lesbos, sont toujours de ce monde. Dans la même mesure, j’ai volontairement laissé de côté mon deuxième “carnet technique” sur la pêche, ainsi que le “petit carnet”.
D’abord pour ne pas accabler le lecteur, mais avant tout, parce que le but recherché ici c’est de rendre compte des réalités, vues, observées et appréhendées sous un regard jeune, frais et encore neuf. Une lecture donc de mon carnet principal, laquelle offre pour autant une ouverture suffisante quant à l’état d’esprit de l’observateur novice que j’étais alors.
Croquis issu de mon petit carnet de Lesbos, 1989
Il convient de préciser que Lesbos est cette grande île grecque que je connaissais déjà bien. D’abord, j’y avais séjourné, y compris dans sa capitale Mytilène à de nombreuses reprises, entre 1984 et 1989. Ceci, parce que Spýros, mon ami des bancs du Lycée à Trikala en notre Thessalie ancestrale, devenu plus tard enseignant des écoles primaires, poursuivait en ces années-là ses études au sein de l’École normale supérieure de Mytilène, surnommée en Grèce : “Académie Pédagogique”, pendant que de mon côté, j’apprenais… les sciences dites “sociales” à Paris.
Durant plusieurs étés, j’embarquais alors à bord des vieux ferries depuis le Pirée à destination de Mytilène et une fois sur place, j’étais naturellement hébergé chez l’ami Spýros. Nous faisions en quelque sorte “les 400 coups” comme on dit, et encore avouons-le, de manière plutôt mesurée. Je connaissais donc l’île, surtout sa capitale et bien mieux encore les étudiants et naturellement les étudiantes de Mytilène.
Dans le golfe de Kalloní, île de Lesbos, 1989
Et bien entendu, j’ai d’emblée connu tous les libraires de l’île, à une époque où nous “dévorions” les livres d’histoire et de littérature, ainsi que les revues culturelles locales quand Internet n’existait pas. Mes lectures sur Lesbos, sur ses habitants, sur leurs liens avec l’Asie Mineure d’en face, sur ce moment pivot pour l’histoire grecque et autant locale que fut la fin désastreuse en 1922 de la Campagne entreprise par l’Armée grecque en Anatolie dès 1919, je les ai en quelque sorte complétées par mon contact direct avec les “gens d’en bas” ayant directement vécu dans leur plus jeune âge ces grandes et tristes années pour la Grèce, et autant il faut dire pour la Turquie “renouvelée” de l’époque, sous Mustapha Kemal Atatürk.
Enfin, en ces étés éblouissants des années 1980, c’est depuis Mytilène que j’embarquais dès que possible à bord des navettes locales, à destination de la Turquie d’en face. J’ai de ce fait sillonné les régions Anatoliennes proches, celles justement que mes interlocuteurs de Lesbos mentionnaient alors sans cesse, à savoir la bande côtière allant d’Ayvalik (Aïvali en grec), à Smyrne (Izmir en turc).
Croquis d’un bateau par un ami pêcheur. Petit carnet, Lesbos, 1989
Raison de plus pour considérer ce carnet sous le regard de l’historien, car à sa lecture on mesure suffisamment toute la distance qui nous sépare de Lesbos, voire de la Grèce et même de l’Europe de ces années-là, lesquelles disons-le, étaient moins apocalyptiques que notre temps présent.
En 1989 la Grèce, à commencer par celle “d’en bas”, membre depuis peu de la C.E.E. d’alors, mesurait encore à peine tous les tenants et les aboutissants d’une telle appartenance : dans la vie quotidienne, dans l’économie, surtout quant à sa souveraineté (encore supposée) nationale au pays de Zeus. Le communisme des pays de l’Est commençait tout juste à s’effondrer et “nos” Puissances Occidentales au sein d’un monde à peine bipolaire n’avaient pas encore “châtié” la Serbie, ni d’ailleurs l’Irak, la Libye, la Syrie et enfin l’Iran, sous de nombreux prétextes à vrai dire de circonstance.
La pêche à la drague. Golfe de Kalloní, île de Lesbos, 1989
Et pourtant. Depuis “ma” lucarne locale de Lesbos j’observais déjà le passé si composé en épisodes guerriers, en ce coin que l’on croyait de ce fait perdu en mer Égée orientale, pour en déduire que tout pouvait alors se répéter, à commencer par les guerres. Fort heureusement, nous lisions à l’époque entre autres essais, l’indépassable Thucydide, ce qui nous avait déjà incité à adopter une vision plutôt fataliste de l’histoire, tout comme de la géopolitique, dans les affaires humaines.
D’ailleurs plus tard, à partir de 2015, Lesbos s’est rendue mondialement célèbre pour les vagues de migrants Africains et Asiatiques qui depuis la Turquie proche, y avaient “débarqué” par milliers, laissant derrière et surtout devant eux… une nouvelle ère. Mytilène, Lesbos même, telles que les avais si bien “apprises” en 1989, ne sont plus.
Notes et carte de Lesbos depuis mon carnet de notes, 1989
Cependant, je n’ai jamais voulu renouer le moindre contact avec mes anciens nouveaux amis, ces habitants, ces pêcheurs de Skála et des environs qui m’avaient si bien informé et pour tout dire, merveilleusement entouré durant mes six “grandes semaines” à Lesbos en 1989. Depuis et discrètement, j’ai suivi les affaires de leur île, les suites données aux pratiques progressivement abandonnées de leurs pêches, ainsi que les histoires politiques locales. Le tout, à travers la presse grecque et par la suite via Internet.
Enfin, c’est bien délibérément que je n’ai pas voulu briser toute la fraicheur, l’authenticité, voire, la force de ma franche confession de jadis. S’agissant bien entendu de leurs témoignages et autant du mien. C’est pour cette raison que le texte du carnet est entier, et que suite à cette même démarche, je l’ai annoté… 36 ans plus tard. Pour que le lecteur d’aujourd’hui, qui plus est, le lecteur francophone, puisse mieux saisir les réalités locales, de même que celles de la Grèce d’alors ou de toujours, c’est selon.
Sur le port de Skála Kallonís. île de Lesbos, 1989
J’espère que le lecteur actuel nous pardonnera ce fil conducteur ainsi que les tournures quelque peu elliptiques qui caractérisent ce texte, rédigé au gré des témoignages recueillis, étant donné qu’il s’agit, répétons-le, d’une narration de jeunesse et qui n’était guère destinée à la publication.
Pêcheur et son bateau. Skála Kallonís, 1989
“Ainsi, au fil de son enquête anthropologique sur la pêche et les pêcheurs de Skála Kallonís, l’historien nous livre-t-il dans son carnet des informations concernant trois périodes de l’histoire grecque. Histoire immédiate, d’abord : en ce printemps 1989, les notes de Panagiótis Grigoríou nous montrent une Grèce sortie de la dictature depuis quinze ans, qui a connu sa première alternance à gauche huit années plus tôt et qui est au seuil de la première grave crise de son régime démocratique”.
Coquille pêchée dans le golfe de Kalloní. 1989
En somme, ce carnet de Lesbos porterait en lui bien avant l’heure, le germe même de ma démarche actuelle quand à travers les écrits de mon blog greekcity.fr, ou par le truchement de mes circuits de voyage culturel via greceautrement.gr, j’incite à “l’immersion” dans ce qui demeure encore authentique… en ce triste et beau pays grec. Bonne lecture et surtout, bon voyage!
Chat… marin. Port de pêche sur l’île de Lesbos, 2010
* Photo de couverture: Le livre issu du Carnet d’un jeune ethnologue à Lesbos, publié en décembre 2025